Veillée d’armes au Sénat. Avant le début de l’examen de la réforme des retraites à la Haute assemblée la semaine prochaine, avec un passage en commission le 28 février et en séance à partir du 2 mars, chaque camp a profité de la semaine écoulée pour préparer ses amendements et peaufiner sa stratégie. En ouvrant deux week-ends, contrairement à l’Assemblée, le Sénat se donne 11 jours d’examen en séance, contre 9 au Palais Bourbon. Les sénateurs auront ainsi plus de jours d’examen que les députés.
Favorable au cœur de la réforme, la majorité sénatoriale veut aller au bout du texte
A droite, on entend aller au bout du texte, contrairement à ce qu’il s’est passé à l’Assemblée nationale. La majorité sénatoriale, composée du groupe LR et du groupe centriste, soutient dans son ensemble le texte. Et pour cause. La première ministre Elisabeth Borne s’est directement inspirée de l’amendement que dépose depuis plusieurs années la droite sénatoriale, en repoussant l’âge légal de départ à 64 ans et en accélérant la réforme Touraine qui porte à 43 ans le nombre d’année de cotisations.
Une manière pour le gouvernement de s’assurer le soutien des sénateurs, comme des députés LR à l’Assemblée, sans qui la majorité présidentielle ne pourra faire adopter sa réforme. Mais comme on l’a vu, les choses ont été plus compliquées, le député Aurélien Pradie faisant de la surenchère.
« De surenchère en surenchère, il ne faut pas créer les conditions d’un nouveau déficit » met en garde Bruno Retailleau
Si les sénateurs soutiennent le cœur de la réforme, ils entendent néanmoins marquer de leur empreinte ce projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale, véhicule législatif choisi. Les sénateurs LR seront particulièrement attentifs à « la prise en compte des carrières de mères de famille, la retraite progressive, la prise en compte de la pénibilité. Ce seront nos grands axes. Il faudra être aussi attentifs à la fraude aux prestations », explique René-Paul Savary, rapporteur LR du texte.
La droite sénatoriale restera attachée à ne pas créer trop de dépenses. « Il y a l’équilibre général du texte. Nous, on veut quand même que ce ne soit pas une réforme pour rien. Qu’on ne se retrouve pas avec un déficit en 2030. De surenchère en surenchère, il ne faut pas créer les conditions d’un nouveau déficit », nous explique Bruno Retailleau, président du groupe LR du Sénat. Le sénateur de Vendée à dans la tête les demandes faites à l’Assemblée par Aurélien Pradié, toujours lui. « Si le gouvernement acceptait les 43 annuités pour tous ceux ayant commencé à travailler avant 21 ans, à la seule condition qu’ils aient cotisé un trimestre, cela ferait dérailler la réforme. Le coût serait tel qu’il remettrait en cause son utilité », a-t-il soutenu dans le JDD.
Sur les carrières longues, « avec les propositions qui ont été faites par la première ministre, on n’y retrouve plus nos petits » pointe le rapporteur LR
Sur cette question des carrières longues, les sénateurs n’ont pas les mains libres. Les parlementaires ne peuvent créer par amendement de nouvelles dépenses. Le gouvernement le peut. C’est pourquoi des échanges ont eu lieu avec Matignon cette semaine. Des consultations qui pourraient peut-être permettre de trouver un point d’accord, en amont du texte. Ce vendredi, Bruno Retailleau a même eu au téléphone Elisabeth Borne, comme nous l’annoncions hier. L’échange n’aurait rien donné de particulier pour le moment. « Rien n’est encore stabilisé. Il doit y avoir encore des décisions à haut niveau, et en fonction de ces discussions, on va affiner », explique René-Paul Savary.
Lire aussi » Réforme des retraites : un point technique de procédure pourrait contrarier le gouvernement
La main tendue aux députés LR, qui revient à ce que certains qui ont commencé à travailler tôt, aient 43 ans et d’autres 44 ans de cotisations, complique trop les choses, aux yeux du rapporteur. « Avec les propositions qui ont été faites par la première ministre, on n’y retrouve plus nos petits », pointe le sénateur LR de la Marne, qui craint « un système très peu lisible, et pénalisant pour certains, comme les personnes en longue maladie ». Pour compliquer les choses, René-Paul Savary avoue qu’« on n’arrive pas à avoir de proposition idéale pour l’instant, du fait qu’il y a beaucoup de dispositions qui relèvent du réglementaire, et pas du législatif. Il faut arriver à quelque chose de plus compréhensible, mais on est très limité dans nos marges de manœuvre ».
Sur les femmes, « on a des voies de passage, mais qui nécessitent un accord du gouvernement »
Sur les femmes, « on a des voies de passage, mais qui nécessitent un accord du gouvernement », là aussi, relève René-Paul Savary. Pour les mères de famille, « nous proposerons que celles qui ont élevé au moins trois enfants aient le choix : travailler jusqu’à 64 ans et bénéficier d’une surcote sur leur pension, ou opter pour un départ anticipé à 63 ans », avance dans le JDD Bruno Retailleau.
Parmi les autres points à suivre, les sénateurs LR veulent durcir la réforme sur la suppression des régimes spéciaux. Ils veulent décaler de deux ans l’âge d’annulation de la décote pour ces régimes (la fixer à 62 ans et non la maintenir à 60 ans). Alors que le gouvernement prévoit la « clause du grand-père », qui veut que seuls les nouveaux embauchés soient soumis au régime général, la droite sénatoriale voudrait « faire converger » les régimes spéciaux s’appliquant aux salariés actuels, vers le régime général. Mais les alliés centristes y sont beaucoup moins partisans, le président du groupe centriste Hervé Marseille, y voyant le risque de « relancer la contestation ».
LR et centristes proposent un « CDI senior »
LR et Union centriste se sont en revanche entendus pour proposer la mise en place d’un « CDI senior », qui encouragerait les entreprises à embaucher ou conserver des salariés âgés, en échange d’une exonération de cotisation patronale sur la branche famille. En revanche, droite et centre sont partagés sur l’index seniors. Les premiers le voient d’un mauvais œil, quand les seconds aimeraient le renforcer avec un système de bonus/malus.
Les sénateurs LR veulent aussi créer une pension de réversion pour les enfants handicapés orphelins. Ils entendent par ailleurs relancer le débat sur la retraite par capitalisation. Le sénateur LR Stéphane Le Rudulier a ainsi déposé un amendement pour demander au gouvernement « un rapport qui étudie l’introduction d’une dose de capitalisation collective dans le système de retraite par la création d’un fonds public d’épargne retraite souverain et obligatoire pour tous les assurés, du secteur privé comme du secteur public ».
Carrières longues : les centristes veulent un équilibre « à partir de ce qui s’est fait à l’Assemblée »
Du côté des centristes, leur président de groupe, Hervé Marseille, s’est aussi entretenu avec Elisabeth Borne ce vendredi. « J’ai rappelé un certain nombre de choses, qu’il fallait que la réforme garde un équilibre et soit pertinente. S’il y a une réforme, c’est qu’il y a un déficit », souligne le président de l’UDI, qui a « fait état des priorités de (son) groupe », comme « la situation des femmes et des seniors ».
« On a évoqué aussi les carrières longues. J’ai dit qu’il fallait un point d’équilibre à partir de ce qui s’est fait à l’Assemblée, qu’il ne fallait pas revenir au statut quo ante », précise le sénateur des Hauts-de-Seine.
Permettre aux maires de racheter des trimestres
Sur les collectivités, sujet cher aux sénateurs, Hervé Marseille a expliqué à la première ministre que les centristes voulaient « que les maires puissent racheter des trimestres, car souvent, ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas cotisé suffisamment ». De quoi compenser pour les élus qui peuvent mettre entre parenthèses leur activité professionnelle durant leur mandat. Une mesure qui ne serait pas non plus mal vue par les élus locaux, à un peu plus de 6 mois du prochain renouvellement sénatorial.
Sur la retraite des femmes, les centristes proposent plus précisément une bonification de 5 % de la pension dès le deuxième enfant. Par ailleurs, « nous réfléchissons à renforcer les droits à la retraite des personnes qui ont des métiers pénibles par rapport à ce qui est proposé par le gouvernement », a expliqué Hervé Marseille dans un entretien aux Echos.
Financement : les centristes veulent augmenter la CSG du capital
Côté financement, plutôt qu’aller chercher davantage d’économies sur les régimes spéciaux comme le veulent les LR, les sénateurs du groupe UC vise d’autres pistes, comme augmenter la CSG du capital. Le centriste Jean-François Longeot a déposé des amendements en ce sens.
La présidente de la délégation au droit des femmes du Sénat, la sénatrice UDI Annick Billon, propose pour sa part de priver « de l’ensemble des majorations ou bonifications liées aux enfants » pour la retraite, toute personne condamnée pour violence et maltraitance contre son enfant, ou celles qui refusent de payer une pension alimentaire à leur ex-conjoint.
Opposés à la réforme, les sénateurs de gauche veulent pouvoir examiner l’article 7 sur les 64 ans
A gauche, c’est une tout autre histoire. L’ensemble des groupes de gauche du Sénat – socialiste, communiste, écologiste – est opposé à la réforme des retraites. Ils tiendront une conférence de presse commune mercredi prochain. Les sénateurs de gauche, et non de la Nupes, qui n’existe pas au Sénat, veulent néanmoins que les principaux points du texte passent en séance. Contrairement à l’Assemblée, l’article 7 sur le report de l’âge légal à 64 ans sera ainsi examiné et débattu, comme nous l’assurait Patrick Kanner, président du groupe PS. La stratégie a d’ailleurs suscité quelques tensions entre les sénateurs et Jean-Luc Mélenchon, qui leur a « solennellement » demandé de « tout faire pour empêcher l’adoption de la retraite à 64 ans au Sénat ». Une forme d’injonction qui a été perçue comme une « ingérence ».
A noter que si tous à gauche, sont alignés pour dénoncer la réforme, les divergences apparaissent sur les propositions, au sein même du PS. Une tribune signée par Nicolas Mayer-Rossignol, avec qui le premier secrétaire Olivier Faure s’est déchiré lors du congrès du PS, s’oppose au retour à la retraite à 60 ans, qui est dans l’accord de la Nupes. Or Patrick Kanner l’a cosignée, non sans susciter quelques remous au sein de son groupe, où on trouve des partisans d’Olivier Faure, comme Monique Lubin, cheffe de fil du groupe PS sur les retraites…
Mais l’opposition à la réforme devrait l’emporter sur ces différences. Pour les sénateurs de gauche, l’enjeu est aussi de profiter de la prochaine journée de mobilisation le 7 mars, qui devrait être massive. La mobilisation rentrera alors dans un durcissement, que pourrait craindre l’exécutif. L’intersyndicale a en effet décidé que la grève sera reconductible, avec l’ambition assumée de mettre « la France à l’arrêt ».
A gauche, « ne pas bordéliser » tout en empêchant d’aller au bout du texte
Dans cette bataille que veulent mener pied à pied les sénateurs PS, écolos et communistes, l’objectif affiché est même de faire en sorte d’empêcher d’aller au bout de l’examen du projet de loi, pour pousser le gouvernement dans ses retranchements. Après l’examen tronqué à l’Assemblée, l’absence de vote du Sénat aurait aussi pour conséquence de créer un fort risque d’inconstitutionnalité du texte, en raison de son insincérité… La commission mixte paritaire, où beaucoup se jouera quand 7 députés et 7 sénateurs chercheront un texte commun, serait alors pour le moins baroque, car aucune chambre n’aurait de texte à mettre sur la table.
Pour mener à bien cette stratégie, l’idée n’est pas de déposer 20.000 amendements comme à l’Assemblée pour empêcher les débats – « on ne veut pas bordéliser », résume Monique Lubin – mais plutôt de recourir aux armes que leur offrent le règlement du Sénat et la Constitution, comme les différentes motions de procédures. Mais cette stratégie semble difficile, pour ne pas dire vouée à l’échec. Car en face, la majorité sénatoriale, avec la clôture sur les votes qui limite les prises de parole, comme le gouvernement, avec le vote bloqué, disposent de puissantes armes pour permettre d’aller au bout du texte. A moins que la surprise vienne d’un nombre finalement beaucoup plus important d’amendements. Mais on parle plutôt jusqu’ici de 2.000 amendements déposés par l’ensemble de la gauche. De quoi déjà débattre largement durant les 11 jours de séance prévus dans l’hémicycle du Sénat.