Alors que le gouvernement s’apprête à tomber, chacun réfléchit à la suite. A droite, « le nom de François Baroin recircule », glisse le sénateur LR Roger Karoutchi. Au PS, on tend la main. « Nous sommes à la disposition du président de la République », avance Patrick Kanner, à la tête du groupe PS du Sénat. Pour le centriste Hervé Marseille, il faut « trouver une plateforme d’action, comme disent les socialistes, de non censurabilité, pour essayer de trouver un accord ». Les grandes manœuvres ont commencé.
Retraites : les débuts de l’examen du texte tournent à la guerre des nerfs au Sénat
Par François Vignal
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« C’est l’arme du pauvre. L’amendement ». C’est Victorin Lurel, sénateur PS de la Guadeloupe et ancien ministre, qui parle. Il en a déposé à lui seul 48 et cosigné en tout 499 sur la réforme des retraites. Si l’amendement est une arme, les sénateurs de gauche se sont lancés dans une forme de guérilla parlementaire pour tenter de mettre à mal la réforme du gouvernement, que la droite sénatoriale soutient. Non pas comme à l’Assemblée, à coups d’invectives, d’insultes et de débats sous haute tension. Au Sénat, c’est à fleurets mouchetés qu’on mène bataille. On multiplie les coups, doucement, avec répétition, précision et abnégation. On pique, sans tuer. Pour mieux affaiblir l’adversaire et mettre ses nerfs à rude épreuve. A ce petit jeu de toréro, ou plutôt de picador, les sénateurs de gauche se sont succédé au micro, sous les dorures de l’hémicycle du Sénat, qui s’est transformé en cocotte. Version bœuf bourguignon. Ça mijote. Une guerre des nerfs, une guerre d’usure, partie pour durer probablement jusqu’au 12 mars, dernier jour des débats, du fait du recours à l’article 47-1 de la Constitution qui limite leur durée.
77 amendements examinés sur… un total de plus de 3.700
Vendredi, pour la seconde journée d’examen du texte au Sénat – la première sur les articles – les sénateurs ont examiné 77 amendements. « Il en reste 3.657 à examiner », a annoncé depuis le Plateau de la Haute assemblée, à 00h30, la centriste Valérie Létard, avant de sonner la cloche pour lever la séance. Au bout de la soirée, les sénateurs, par les voix LR, centristes et Renaissance notamment, ont quand même adopté l’article liminaire sur les grands soldes structurels. Une forme de mise en bouche, avant de rentrer dans le dur, ce samedi, avec l’article 1 sur les régimes spéciaux.
Avant la pause dîner, le ton avait déjà été donné. La gauche sénatoriale a multiplié les prises de paroles pour réclamer notamment que l’avis du Conseil d’Etat – une note de synthèse exactement ici sur un texte budgétaire – sur le projet de loi soit rendu public. A la reprise, en début de soirée, seule une dizaine d’amendements restait à examiner avant l’article 1. Mais c’était sans compter sur les prises de paroles et explications de vote venues des bancs de la gauche, qu’ils soient socialistes, communistes ou écologistes.
La gauche lance un débat sur le lien entre les « fameux 3 % » du Traité de Maastricht et la réforme des retraites
Une gauche qui ne s’est pas privée pour lancer des débats de fond. Comme celui sur le sens – ou non-sens plutôt – des « fameux 3 % » de déficit public à ne pas dépasser, définis dans le Traité de Maastricht puis conservés dans les traités suivants, et « dont les économistes s’accordent à dire » qu’il n’a pas vraiment de logique économique, a rappelé la communiste Laurence Cohen. Un « chiffre sorti » du chapeau à l’époque, ajoute la sénatrice GRS (Gauche républicaine et socialiste) Marie-Noëlle Lienemann. Une logique de baisse des dépenses publiques qui est la vraie cause des « différentes réforme de retraites », ajoute la sénatrice PS de l’Oise, Laurence Rossignol. CQFD.
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C’est justement au moment où la présidente du groupe communiste, Eliane Assassi, a défendu un amendement évoquant la « volonté européenne de réduction de la dépense publique », que les choses ont commencé à s’envenimer. La présidente de séance demande si l’amendement est défendu. La droite lance un grand « oui », ce qui reviendrait à ne pas prendre la parole pour le défendre. Mais la sénatrice PCF de Seine-Saint-Denis prend bien le micro, suscitant quelques réprobations de l’autre côté de l’hémicycle. Face à des sénateurs de droite qui, visiblement, commencent à s’impatienter quelque peu, Eliane Assassi leur répond, en glissant au passage une référence au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin (voir la première vidéo) :
Oh, on se calme. Comme dirait l’autre, ça va bien se passer, ne vous inquiétez pas.
Les sénateurs LR restent les bras croisés et la bouche fermée
En face, les sénateurs LR restent les bras croisés et la bouche fermée. Ce n’est sûrement pas l’envie qui leur manque, mais ils ne disent… rien, pour ne pas rallonger davantage les débats. Les sénateurs de gauche l’ont bien noté, et commencent à titiller la droite, voire à la provoquer.
Pierre Laurent, sénateur de Paris et ancien numéro 1 du Parti communiste, se lance le premier. « Je voudrais m’adresser à mes collègues LR. Vous êtes très nombreux mais visiblement condamnés au silence, par un coup de baguette magique du président Retailleau, j’imagine, qui vous a demandé de ne rien dire sur rien », avance le sénateur PCF. Dénonçant un « grand n’importe quoi budgétaire » sur cet article liminaire, il demande : « Allez-vous continuer à laisser abaisser le Sénat de cette manière ? »
Sur un registre plus ironique, Claude Raynal, président socialiste de la commission des finances, y va aussi de sa petite phrase : « J’étais surpris que le président Retailleau ne parle pas, après les ministres. Quand on est coproducteur, on assume cette production ». L’intéressé ne moufte pas, ou à peine. Victorin Lurel – le revoilà – y va plus franco. « Apres 6 ans de présence ici, je croyais qu’il y avait quelque orgueil, voire quelque fierté, d’appartenir à cette maison-là. Pour de sombres calculs que sont les vôtres, vous avez décidé d’accompagner le gouvernement pour piétiner le Parlement », lance le sénateur de la Guadeloupe, « vous pensez que ce sera la retraite Retailleau ». Et d’appeler à « un sursaut de dignité sénatoriale ! »
« Nous sommes en train de donner la même impression que les Français ont retenu de l’Assemblée nationale », dénonce le sénateur LR Bruno Sido
C’est le mot de trop. Les sénateurs LR, qui ont écouté bien gentiment jusqu’ici, se décident à répondre par la voix de Bruno Sido, sénateur de la Haute-Marne, élu depuis 2001. « C’est la première fois en plus en 20 ans que je vois un débat de cette qualité », ironise à son tour Bruno Sido. « Je ne sais pas si vous vous rendez compte que nous sommes en train, à cette heure-ci, de donner la même impression que les Français ont retenu de l’Assemblée nationale » (voir la vidéo ci-dessous). Il continue : « J’ai entendu un journaliste dire que finalement, c’est l’obstruction cordiale. Je trouve que le mot est bien choisi. Mais vous vous rendez compte, défendre 60 ou 80 amendements identiques… Mais quelle image cela donne aux Français ? ». Et de conclure :
Vous cherchez à faire en sorte que nous n’arrivions pas au terme de cette loi et au vote. Mais cela ne rehausse pas l’idée que les Français peuvent se faire du Sénat. J’espère que vous allez vous ressaisir.
Si la droite ne pouvait pas ne pas répondre au bout d’un moment, c’est en réalité ce qu’attendait la gauche. Car suite à la sortie de Bruno Sido, ses sénateurs se relaient pour réagir et s’indigner pendant de nombreuses minutes supplémentaires. « Moi, je suis un sénateur récent. Et pour tout vous dire, nous défendrons tous nos amendements. C’est notre droit le plus strict de parlementaire. Nous n’avons pas de leçon à recevoir par rapport à ça », rétorque Yan Chantrel, qui ajoute : « Nous serons la chambre d’échos des Français qui manifestent depuis des semaines et que vous ne voulez pas écouter ».
« Ce qui m’intéresse, c’est d’entendre Bruno Retailleau, et pas d’avoir l’impression d’entendre Nadine de Rothschild »
Raillant « le bâillon Retailleau sur la bouche » des sénateurs LR, Yan Chantrel leur lance : « Intervenez, défendez vos arguments ». Le sénateur PS représentant les Français établis hors de France se fait même un malin plaisir à faire référence au meilleur ennemi de Bruno Retailleau chez les Républicains, à savoir l’ancien numéro 2 du parti :
Faites comme Monsieur Pradié. Lui, au moins, a défendu des choses, contrairement à vous ! Elle est où l’époque de la droite sociale gaulliste ? Elle a disparu ? En tout cas, elle n’est pas au Sénat. Ayez un peu de courage et défendez vos propositions.
La gauche continue à porter ses coups. « On ne sait pas pourquoi vous êtes là. Car Monsieur Retailleau vote pour l’ensemble de son groupe », enchaîne la socialiste Marie-Pierre de la Gontrie. « L’obstruction par silence est aussi une forme d’obstruction », ajoute Mickaël Vallet, sénateur PS de la Charente-Maritime, qui vise à son tour le patron des sénateurs LR. « Ce qui m’intéresse, c’est d’entendre Monsieur Bruno Retailleau, et pas d’avoir l’impression d’entendre Nadine de Rothschild. (… ) Quand vous croisez Eliane Assassi au restaurant du Sénat, elle n’a pas le couteau entre les dents. […] Les leçons de politesse et les leçons de maintien, on va les mettre de côté », attaque Mickaël Vallet.
« Les lourdeurs que vous avez dites trois fois de suite sur l’article préliminaire… »
Au milieu de ces tirs croisés, Xavier Iacovelli, sénateur Renaissance des Hauts-de-Seine, tente un début de contre-attaque, même s’il est seul ou presque. « Assumez d’être dans une obstruction. Quand vous faites 62 amendements de suppression pour un article, si ce n’est pas de l’obstruction, c’est quoi ? », demande cet ancien socialiste, qui pointe aussi « les lourdeurs, que vous avez dites trois fois de suite, sur l’article préliminaire… » « Il est très important que ces débats se tiennent dans des conditions de respect mutuel », ajoute son collègue du groupe RDPI (Renaissance), l’ancien ministre Jean-Baptiste Lemoyne.
Minuit passé, le corapporteur LR, René-Paul Savary, prend la parole pour enfin tenter de défendre quelque peu la réforme et le passage à 64 ans. Mais aussi pour appeler à avancer. « Nous aurons l’occasion de discuter de cela pendant plusieurs jours. […] Venons-en aux faits », implore le Monsieur retraite du groupe LR. Alors que les deux membres du gouvernement présents au banc, les ministres Olivier Dussopt et Gabriel Attal, se sont aussi faits très discrets toute la soirée, l’écologiste Daniel Breuiller les charrie : « Messieurs les ministres, vraiment, merci pour votre concision ». Le sénateur EELV du Val-de-Marne arrive à arracher un sourire au ministre du Travail. Presque un exploit, tant Olivier Dussopt est habitué à afficher un visage de marbre. Après une courte nuit, les sénateurs vont pouvoir attaquer ce samedi l’article sur la suppression des régimes spéciaux. Il compte 356 amendements.