Sénateurs et juristes contestent l’argumentaire du gouvernement : « le Sénat est dans son rôle »

Sénateurs et juristes contestent l’argumentaire du gouvernement : « le Sénat est dans son rôle »

L’affaire Benalla continue de créer des remous entre les institutions. Le gouvernement considère que le Sénat, en formulant dans son rapport des préconisations affectant l’organisation interne de l’Élysée, ne respecte pas la séparation des pouvoirs. Au-delà des réactions outrées des sénateurs, des constitutionnalistes ne partagent pas l’argumentation des ministres.
Public Sénat

Par Guillaume Jacquot (Sujet vidéo : Fabien Recker)

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Une bataille d’arguments constitutionnels entre le pouvoir d’exécutif et la chambre haute du Parlement qui vire à la crise institutionnelle ? Le rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur l’affaire Benalla, remis le 20 février, a été accueilli avec hostilité dans les rangs du gouvernement. Depuis 24 heures, le travail des sénateurs, qui relève des « dysfonctionnements majeurs » à la tête de l’État » et soumet des recommandations pour qu’ils ne se reproduisent plus, fait l’objet d’un feu nourri. Pas sur le fond, mais sur leur raison d’être. « On n’est pas complètement dans le respect de la séparation des pouvoirs », s’offusque la garde des Sceaux, Nicole Belloubet. « Beaucoup de contre-vérités », dénonce – sans avoir lu le rapport – le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux, qui « trouve curieux que les assemblées aient à se prononcer sur l’organisation du pouvoir exécutif ».

« Il n’appartient pas au Sénat de se prononcer sur l’organisation interne de la Présidence », prétend Édouard Philippe

Le Premier ministre lui-même s’est joint à la contre-attaque, ce mercredi matin, en s’exprimant depuis le perron de l’Élysée. « La séparation des pouvoirs fait qu’il n’appartient pas au Sénat de se prononcer sur l’organisation interne de la présidence de la République », sermonne Édouard Philippe, qui se dit « surpris » par le travail « très politique » du Sénat. La charge est virulente, et . Il évoque des conclusions « incompréhensibles », voire « injustes », à l’égard des hauts-fonctionnaires du palais de l’Élysée. Puis, il enfonce le clou : « Peut-être peut-on exprimer une déception lorsque les sénateurs [...] méconnaissent le principe de séparation des pouvoirs de cette façon. »

« L’exécutif donne le sentiment de perdre les pédales », répond Bruno Retailleau

Au palais du Luxembourg, l’indignation grandit. Au lendemain de sa conférence de presse, la commission d’enquête rétorque qu’elle a « scrupuleusement respecté » le principe de séparation des pouvoirs. Incisifs, son président et les rapporteurs de la commission demandent que la mission de contrôle du Parlement soit « pleinement respectée, « pour la maturité de la démocratie ».

Les présidents des deux principaux groupes à la Haute assemblée ont également fait part de leur consternation. « L’exécutif donne le sentiment de perdre les pédales après la publication du résultat de la commission d’enquête du Sénat », réagit Bruno Retailleau, le patron des sénateurs LR. « Le Sénat respecte scrupuleusement la loi et la Constitution, il ne se laissera pas intimider », ajoute-t-il.

« Le Sénat est dans son rôle lorsqu’il formule des recommandations », renchérit Patrick Kanner, son homologue socialiste. « Si le gouvernement n’accepte plus que le Sénat soit un contre-pouvoir, il y a un danger et je dis : attention à la démocrature ».

« Attention à la démocrature » : Patrick Kanner répond à Edouard Philippe sur le rapport Benalla
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Propos recueillis par Yann Quercia et Jonathan Dupriez

« Le Sénat a produit un rapport rigoureux en respectant ses prérogatives. N'en déplaise à certains inquiétés par les contenus de ce rapport », réagit Éliane Assassi, à la tête du groupe communiste. « Il nous appartenait de faire des propositions, c’est ce qui est fait », admet le président du groupe Union centriste, Hervé Marseille.

« Édouard Philippe n’avait pas l’air très à l’aise dans sa déclaration. Je ne sais pas qui lui a demandé de le faire. Quel naufrage, quel naufrage ! », se désole le vice-président du Sénat, Philippe Dallier (LR) :

Affaire Benalla : « Voir le Premier ministre sortir sur le perron de Matignon, pour critiquer le travail du Sénat, c’est choquant » déplore Philippe Dallier
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« Le Sénat a fait son métier », confirme un constitutionnaliste

Qu’en est-il réellement ? Le Sénat a-t-il vraiment outrepassé ses fonctions prévues par la Constitution, ne respectant pas la séparation des pouvoirs ? Les spécialises sont formels : le Sénat « est dans son rôle ». « Le principe de séparation des pouvoirs n’est pas un principe d’isolation des pouvoirs mais un principe de contrôle d’un pouvoir sur un autre […] Il faut que le pouvoir arrête le pouvoir », rappelle Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'Université de Lille, qui se réfère aux principes édictés par Montesquieu. « Ce n’est pas parce que c’est la présidence de la République qu’elle est intouchable […] Cette argumentation ne tient pas, cela voudrait dire que la présidence de la République échappe à tout contrôle. » Le constitutionnaliste, interrogé par Public Sénat ajoute que l’immunité, telle que le dispose l’article 67 de la loi fondamentale, « ne profite qu’au président de la République, mais pas à l’institution. »

Le Sénat ne peut pas contrôler l'Élysée : "Cet argument ne tient pas", pour le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier
00:55
Propos recueillis par Fabien Recker

« C’est une question de responsabilité et de légitimité […] Le président de la République tire directement sa légitimité directement du peuple. C’est cela qui fonde cette séparation des pouvoirs », maintient cet après-midi, Nicole Belloubet, interrogée par Public Sénat, lors d’une conférence de presse au ministère de la Justice.

Pourtant, de nombreux juristes partagent le même avis. « Le Sénat a fait son métier [...] Il a joué son rôle en matière de contrôle. Cela fait partie de ses attributions constitutionnelles », expliquait encore hier soir, le constitutionnaliste Didier Maus sur notre antenne (lire notre article).

L’article 24 de la Constitution est au centre du débat qui oppose les ministres aux sénateurs. On peut y lire que le Parlement « contrôle l'action du gouvernement ». L’angle d’attaque de la majorité n’a pas été choisi par hasard : seul le gouvernement est explicitement mentionné, et non l’ensemble du pouvoir exécutif qui comprend également le président de la République. Cependant, le même article pose également le principe d’un Parlement qui « évalue les politiques publiques ». « L’organisation de l’Élysée, c’est une politique publique. Le fait de réorganiser sa sécurité aussi. Il n’y a aucun doute sur le fait que la commission d’enquête parlementaire pouvait rédiger ce rapport », explique à PublicSenat.fr Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Paris Panthéon-Sorbonne.

« Une mésinterprétation de la séparation des pouvoirs par l’exécutif »

« Il y a une mésinterprétation de la séparation des pouvoirs par l’exécutif. Il n’y a pas d’atteinte, on n’est simplement pas habitué à ce que fait le Sénat dans l’affaire Benalla. Les propos de la garde des Sceaux et du Premier ministre sont inquiétants sur le terrain de l’agencement des pouvoirs », considère-t-il.

Dans son rapport d’enquête, les sénateurs constatent d’ailleurs qu’il existe une « dizaine de conseillers » communs aux cabinets du Premier ministre et du président de la République. « Cette situation a des implications en ce qui concerne le contrôle parlementaire de l’exécutif », ont-ils expliqué.

Un autre élément illustre la frontière ténue qui sépare le gouvernement de la présidence de la République. À l’Élysée, les services de sécurité – qui sont une question au cœur du rapport et de l’enquête du Sénat – relèvent des ministères de l’Intérieur et de la Défense.

Les deux spécialistes interrogés, soulignent enfin que les préconisations contenues dans le rapport du Sénat ne constituent pas une immixtion du législatif dans l’exécutif. « Ce ne sont que des recommandations. Le Sénat ne va lui-même organiser le cabinet du président de la République », analyse Jean-Philippe Derosier. « Ce ne sont pas des injonctions, il donne des conseils », appuie Paul Cassia.

La controverse juridique risque de ne pas en rester là car l’Élysée examinera, à son tour, les recommandations du rapport sénatorial, et y réagira « prochainement », selon nos informations. La commission du Sénat semble bien avoir cerné le problème des interprétations de l’article 24 de la Constitution. La 11e des 13 propositions de son rapport, suggère de « conforter le pouvoir de contrôle du Parlement sur les services de la présidence de la République ».

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