[Série] 1995 : la « fracture sociale »… et des pommes (2/5)

[Série] 1995 : la « fracture sociale »… et des pommes (2/5)

Que restera-t-il de la campagne 2022 dans quelques années ? Les présidentielles sont toujours des moments politiques intenses sous la Vᵉ République et certains slogans, affiches ou thèmes de campagne sont presque devenus mythiques. Retour sur ces morceaux d’histoire politique, entre mythes et manœuvres électorales, avec un deuxième épisode sur la campagne de 1995, pendant laquelle la « fracture sociale » de Jacques Chirac a été un thème de campagne aussi célèbre qu’évanescent après l’élection du « jeune loup » à l’Elysée. Contrairement à l’image d’un mangeur de pommes qui s’est durablement imposée.
Louis Mollier-Sabet

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Si les campagnes présidentielles ont laissé leur lot de formules célèbres, il est rare qu’un seul concept résume aussi bien, dans la mémoire collective, une campagne électorale que le thème de « la fracture sociale » porté par Jacques Chirac en 1995. Peut-être d’ailleurs que ce recentrage du candidat de droite explique un entre-deux-tours relativement serein, en témoigne cet échange en « off » après un débat très policé entre Jacques Chirac et Lionel Jospin.

« Toute cette agressivité… On se fait plaisir et on fait plaisir à ses militants. Mais les Français ont horreur de ça », réagit le candidat du RPR, probablement à une remarque d’Alain Duhamel ou Guillaume Durand, les deux journalistes qui animaient ce débat qu’ils avaient peut-être imaginé plus enlevé. Le candidat socialiste acquiesce volontiers et embraye même sur des anecdotes à propos des militants qui veulent du sang.

Une séquence « volée », anecdotique, mais qui révèle une conflictualité nettement moins prégnante. On a, en effet, du mal à imaginer une telle séquence dans les débats entre Giscard, Mitterrand et Chirac de 1974, 1981 et 1988, marqués par des passes d’armes devenues cultes.

Le duel Chirac – Balladur

Dans ce paysage politique aux clivages brouillés, la campagne a d’abord été vampirisée par les conflits internes à la droite, incarnée par le célèbre duel Chirac - Balladur. À l’origine, Édouard Balladur devait tenir le gouvernement de 1993 à 1995, histoire que Jacques Chirac puisse préparer sereinement la campagne de 1995 et ne pas se retrouver à nouveau renvoyé à sa fonction subalterne de Premier ministre par François Mitterrand au débat d’entre-deux-tours.

Oui, mais contre toute attente, Édouard Balladur, énarque, secrétaire général de l’Elysée de Georges Pompidou et passé entre-temps par Bercy, jouit d’une grande popularité et finit par se présenter à l’élection présidentielle.

Toute ressemblance avec 2017 est fortuite, et surtout malvenue, puisque la comparaison s’arrête là. Balladur finit à 18 % et troisième homme du 1er tour, et appelle à voter Jacques Chirac. Il n’en reste pas moins qu’au début de la campagne, Édouard Balladur est grand favori, et soutenu par l’UDF et une majorité du RPR, pourtant présidé par Jacques Chirac. Seuls les chiraquiens historiques comme Jacques Toubon, Philippe Douste-Blazy ou Philippe Séguin restent du côté du maire de Paris.

Au moment où Jacques Chirac déclare sa candidature le 4 novembre 1994, il est donc un outsider et son premier match ne l’oppose pas à François Mitterrand, mais bien à Édouard Balladur.

« La fracture sociale », un thème de campagne disruptif avant l’heure

La genèse du thème de campagne de la « fracture sociale » est à chercher dans cette conjoncture politique un peu particulière à la fin de l’ère Mitterrand. Son bilan est à la fois difficile à endosser et à attaquer, puisque chacun des deux septennats a été marqué par deux ans de cohabitation. En 1995, la droite doit donc vanter l’alternance, mais pas vraiment, puisque le gouvernement sortant émanait d’une coalition RPR-UDF.

Dans ce contexte, les candidats de droite et de gauche ont du mal à se positionner par rapport à l’héritage de François Mitterrand, qui est de toute façon tout aussi difficile à assumer qu’à dénoncer étant donné le morceau d’histoire politique complexe que représente le seul président de la République à avoir effectué deux septennats.

En raison des cohabitations de 1988 et 1993 ainsi que de la division de la droite, Jacques Chirac part de loin, et a besoin de se démarquer.

La magie de la com' de Jacques Pilhan

Entre alors en scène le « sorcier de l’Elysée », Jacques Pilhan, qui avait déjà participé à la campagne gagnante de 1981, en lissant l’image de Mitterrand pour en faire un candidat plus rassembleur et rassurer l’électorat centriste, tout en mobilisant à gauche pour imposer l’alternance. En employant une stratégie symétrique, Jacques Chirac surprend en se positionnant sur des thèmes qui le recentrent politiquement, sans s’aliéner l’électorat historique du RPR.

En décembre 1994, le candidat du RPR affirme vouloir réquisitionner – en tant que maire de Paris – des logements pour des SDF en fustigeant le « très grand nombre de logements ou bureaux, qui appartiennent à des grands groupes financiers, des banques, des marchands de biens et qui, pour des raisons qui sont liées à une approche spéculative des choses, sont vides. » Jean-Luc Mélenchon, sors de ce corps !

La gauche a d’ailleurs protesté par la voix de Marie-Noëlle Lienemann, qui a affirmé avoir été « contrecarrée par la mairie de Paris » en tant que ministre du Logement, quand elle avait voulu réquisitionner des logements à Paris pour les mêmes raisons.

« Dans les banlieues déshéritées règne une terreur molle »

Quoi qu’il en soit, l’équipe de Jacques Chirac systématise cette ligne, qui s’inscrit dans les thématiques du gaullisme social, face au libéralisme de Balladur, notamment en construisant la fameuse thématique de la « fracture sociale. » La paternité de la formule n’est pas claire : un colloque organisé par Jean-Pierre Chevènement quelques années plus tôt, ou les travaux d’Emmanuel Todd.

En tout cas, c’est Henri Guaino qui met en mots cette stratégie politique, en participant notamment à la rédaction du discours du 17 février 1995 où Jacques Chirac dénonce une « sécurité économique » devenue « privilège » et une « fracture sociale dont l’ensemble de la Nation supporte la charge. » On reconnaît l’influence de la future plume de Nicolas Sarkozy dans cette association caractéristique de la droite populaire entre mobilité sociale, méritocratie et thématiques sécuritaires, puisque – dans la communication de campagne de Chirac – la conséquence de cette « fracture sociale » c’est l’insécurité.

« Dans les banlieues déshéritées règne une terreur molle. Quand trop de jeunes ne voient poindre que le chômage ou des petits stages au terme d’études incertaines, ils finissent par se révolter. Pour l’heure, l’État s’efforce de maintenir l’ordre et le traitement social du chômage évite le pire. Mais jusqu’à quand ? » s’inquiète Jacques Chirac dans La France pour tous (Ed. Nil, 1994), son livre-programme.

Est-ce cette ligne qui a porté Jacques Chirac devant Édouard Balladur au soir du 1er tour ?

Il faut parfois se méfier des illusions rétrospectives, mais en tout état de cause, la communication orchestrée par Jacques Pilhan a encore été gagnante. La « fracture sociale » était d’ailleurs loin d’en être le seul élément, et heureusement, puisqu’à peine élu, le président Chirac déclare en octobre 1995 que sa politique sera finalement « orientée vers la réduction des déficits et la maîtrise des dépenses de santé. » Un « tournant de la rigueur » version Chirac, qui aura aussi emprunté à la campagne de 1981 de François Mitterrand une forte personnalisation de la communication politique. Là encore, dans une campagne aux clivages politiques relativement brouillés, l’image personnelle des candidats est vouée à jouer un rôle primordial.

Surtout, « mangez des pommes ! »

Et c’est d’ailleurs peut-être sur ce point que Jacques Chirac tire son épingle du jeu. Le candidat a décidé, un peu par hasard, de faire figurer un pommier sur la couverture de son livre-programme. Interrogé à ce sujet par Alain Duhamel, il proclame son amour pour le fruit préféré des Français. L’enthousiasme, un peu burlesque, mais sincère, qui se construit autour des pommes et de Jacques Chirac n’a rien d’une stratégie de communication travaillée.

Ce sont principalement les Guignols de l’info qui, à force de représenter Jacques Chirac en mordu de la pomme, sanctuarisent ce qui avait au départ tout d’une blague, et en font un élément de l’image sympathique dont jouit Jacques Chirac, notamment par rapport à la figure relativement distante et morne d’Édouard Balladur. L’équipe du candidat n’a eu ensuite qu’à surfer sur la vague, en affrétant des camions de pommes au meeting du maire de Paris. Claude Chirac, qui avait poussé pour décliner le plus possible ce symbole, est même allée jusqu’à mettre la main à la pâte en distribuant des pommes aux meetings de son père.

Jacques Chirac rattrapé par la « fracture sociale »

C’est la vraie réussite de la communication de Jacques Chirac lors de cette campagne présidentielle de 1995 : avoir réussi à construire une image d’un homme accessible, sympathique et proche du terroir. Pourtant, les trajectoires sociales de Jacques Chirac et d’Édouard Balladur, sortis de l’ENA avec deux promotions d’écart, ne sont pas si éloignées – le premier étant même plus parisien que le second.

Mais, cela fait partie des miracles de la communication politique : l’image bonhomme construite pendant cette campagne paraît avoir mieux résisté au temps et à l’examen rétrospectif des douze ans de présidence Chirac que son thème de campagne.

La croisade du candidat Chirac contre la « fracture sociale » a en effet très vite vieilli puisqu’à peine élu, les politiques libérales du président ont soulevé contre elles l’un des plus grands mouvements de l’histoire sociale française, avec les grèves de 1995 contre le plan Juppé. D’autant plus que dix ans après la campagne de 1995, cette « fracture » est brutalement revenue dans la vie politique.

La mort de Zyed et Bouna avait ainsi mis le feu aux poudres dans ces banlieues que le candidat Chirac qualifiait de « déshéritées » et où régnait, selon ses propres mots, « une terreur molle. » Le « Jacques Chirac » chef de l’Etat avait, lui, été obligé de décréter l’état d’urgence le 9 novembre 2005 face aux émeutes qui avaient alors embrasé les périphéries des grandes métropoles.

La « fracture sociale » avait rattrapé le président de la République, rappelant ainsi qu’un thème de campagne ne fait pas une politique.

[Série] 1981, « la force tranquille » de Mitterrand : la campagne du futur de « l’homme du passé » (1/5)

 

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