Logos displayed on smartphones in China – 24 May 2023

[Série] Le Sénat mène l’enquête : quand les parlementaires s’attaquent à TikTok

Deuxième épisode de notre série sur les commissions d’enquête et missions d'information qui ont marqué la session parlementaire. En mars 2023, le président du groupe Les Indépendants – République et territoires (LIRT), Claude Malhuret décide de lancer une commission d’enquête sur le fonctionnement de TikTok. Un choix motivé par l’accumulation de doutes sur l’utilisation des données par le réseau social chinois et son impact sur les mineurs. À l’issue de ses travaux, la commission brandira la menace d’une suspension en France.
Simon Barbarit

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« Si on en cherchait une, on ne pouvait trouver meilleure justification à notre commission d’enquête ». Fin février 2022, Claude Malhuret, président du groupe Les Indépendants – République et territoires (LIRT), regarde d’un œil attentif la décision de la Commission européenne qui vient demander à ses salariés de désinstaller TikTok de leurs appareils professionnels. L’exécutif européen invoque l’objectif de « protéger les données de la Commission ».

Quelques jours plus tôt, le sénateur de l’Allier a déposé une proposition de résolution pour la création d’une commission d’enquête sur le fonctionnement de TikTok. La commission d’enquête se met en place le 8 mars 2023. Le sénateur Malhuret explique avoir vu monter depuis plusieurs mois les inquiétudes autour de cette application de partage de vidéos lancée en 2016 en Chine. TikTok France cumule aujourd’hui plus de 22 millions d’inscrits, principalement des adolescents, sur un total d’un milliard d’utilisateurs mondiaux.

« Je ne dispose pas d’informations particulières, mais je constate, à travers de très nombreux articles de presse, notamment la presse américaine et dans une moindre mesure la presse européenne, que TikTok soulève certaines interrogations quant à la gestion des données de ses utilisateurs, à la transparence de son fonctionnement », explique-t-il lors d’un point presse.

Pourquoi viser TikTok et non les autres réseaux sociaux ?

Ce sont les liens entre le réseau social et le régime chinois qui en font pour le sénateur, un cas à part. La création de TikTok par une société chinoise ByteDance en 2016, au sein d’un État totalitaire dépourvu d’une justice indépendante, décuple l’ampleur de ces difficultés », souligne l’exposé des motifs de la proposition de résolution de la commission d’enquête. La législation chinoise oblige, par ailleurs, TikTok à coopérer avec les services de renseignements. La décision de la commission européenne intervient après une rencontre entre Shou Zi Chew, le PDG de TikTok et plusieurs commissaires. Ces derniers lui ont fait part d’un certain nombre de griefs au regard des dispositions du règlement européen général sur la protection des données (RGPD).

Outre-Atlantique, TikTok est interdit sur les téléphones des fonctionnaires américains depuis le début de l’année, accusé d’être un outil d’espionnage et de propagande au service de Pékin. En France, Emmanuel Macron a jugé le réseau social d’une « naïveté confondante ». « Je vous défie de trouver un contenu sur ce qu’il se passe au Xinjiang ou autre », a-t-il lancé en décembre dernier pendant un déplacement dans la Vienne. Ce qui n’empêche pas le chef de l’Etat de disposer d’un compte depuis juillet 2020 et de cumuler près de 4 millions d’abonnés.

Des investigations limitées en France

Avant le début de ses travaux, la commission d’enquête est lucide sur le champ de ses investigations. « Je ne me fais pas d’illusion, nous n’allons pas mettre à jour l’ensemble des secrets de TikTok, ni pouvoir analyser les algorithmes utilisés. Une administration comme celle du Sénat n’en a d’ailleurs pas les moyens, d’autant qu’ils évoluent chaque jour », prévient Claude Malhuret au lancement de la commission. Le Sénat ne dispose, en effet, d’aucun pouvoir de coercition sur des ressortissants étrangers.

Les auditions de deux dirigeants de TikTok France pendant plus de six heures, ne vont, en effet, pas suffire à éclaircir les principales zones d’ombre liées à la gouvernance juridique de la société et à son traitement des données personnelles. Éric Garandeau, directeur des Affaires publiques de TikTok France, puis Marlène Masure, directrice des opérations France, Benelux et Europe du sud, vont mettre à jour une architecture juridique complexe.

« Se déclarer transparent en établissant son siège dans le paradis des sociétés écran, c’est une sorte d’oxymore non ? »

Le directeur des affaires publiques va expliquer au rapporteur Claude Malhuret, et au président de la commission d’enquête, Mickaël Vallet (PS) qu’il « n’y a aucune possibilité d’avoir des pressions ou des demandes du gouvernement chinois, (car) aucun pourcentage du capital de ByteDance n’est détenu par des entités émanant de la Chine ». Bien que la société ByteDance, qui détient TikTok, ait été fondée par Zhang Yiming, ressortissant chinois, le réseau social se défend de toute ingérence chinoise dans son mode de fonctionnement. Autre argument mis en avant, TikTok n’exerce aucune activité en Chine puisque c’est le réseau social Douyin, l’équivalent de TikTok qui est présent sur place. De plus, ByteDance, installée aux Îles Caïmans, n’est pas soumis au droit chinois. Mais aucun pourcentage du capital de ByteDance « n’est détenu par des entités émanant de la Chine », assure-t-il.

Mais incapable de répondre sur la répartition des votes au conseil d’administration, les réponses d’Éric Garandeau vont laisser les sénateurs incrédules : « Se déclarer transparent en établissant son siège dans le paradis des sociétés écran c’est une sorte d’oxymore non ? », relève Claude Malhuret.

En ce qui concerne le transfert des données personnelles, là encore, les élus resteront sur leur faim. Et ce n’est pas le développement des projets « Clover » et « Texas », visant à stocker les données en Europe et aux Etats-Unis dans des data centers, qui vont les rassurer. Le Secrétaire d’Etat chargé du Numérique, Jean-Noël Barrot, se montrera, lui, plus confiant. Avec « un investissement annuel de 1,2 milliard d’euros », le projet Clover doit permettre « une réduction de l’accès aux données des Européens grâce à un contrôle externe de l’accès aux données, vérifiés par un partenaire européen tiers », martèle-t-il lors de son audition.

Les représentants de TikTok vont, aussi, défendre la possibilité, pour l’utilisateur, de bloquer la collecte d’un certain nombre de données et affirment n’utiliser ces données que dans la perspective de l’amélioration de l’expérience utilisateur. Une version remise en cause, par les déclarations d’un ancien dirigeant de ByteDance qui a révélé récemment que les dirigeants du Parti communiste chinois avaient eu accès aux données des utilisateurs de TikTok résidant à Hong-Kong.

Un algorithme à part ?

Louis Dutheillet de Lamothe, le secrétaire général de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), rappellera l’une des spécificités de l’algorithme de TikTok par rapport aux autres réseaux sociaux. « L’une des données particulièrement scrutées par l’algorithme est le temps passé devant chaque vidéo permettant ainsi de déterminer les goûts de chaque utilisateur. Compte tenu de la jeunesse des utilisateurs de TikTok, souvent ces derniers n’ont pas conscience de la collecte de données réalisées par l’application ».

La transparence de l’algorithme utilisé est une des exigences du Digital Services Act et Marlène Masure va se déclarer extrêmement confiante dans la capacité de son entreprise de se mettre en conformité « avec le DSA d’ici août ». La directrice France, Benelux et Europe du sud reconnaîtra finalement « qu’il y a des entités et des collaborateurs en Chine » qui travaillent sur les algorithmes. « Mais je ne suis pas dans une démarche quotidienne de savoir où habitent et travaillent les collaborateurs ». Une imprécision des réponses qui tendra à confirmer le transfert de données vers la Chine pour l’amélioration et le perfectionnement de l’algorithme.

Un enjeu de santé publique

L’effet psychologique de TikTok sur les plus jeunes et plus généralement l’impact sanitaire des réseaux sociaux était un autre volet des investigations de la commission d’enquête. Alors qu’elle est interdite aux moins de 13 ans, l’application est utilisée par 63 % des jeunes Français de 12 ans. Les mineurs y passent en moyenne 1h47 par jour. « Les effets sur la qualité de sommeil des enfants et des adolescents sont aussi démontrés : risques de dépression, anxiété et baisse de la concentration en classe », liste le rapport de la commission.

En plein exposé de l’engagement de TikTok en faveur de la promotion de la littérature et du cinéma auprès des jeunes, Marlène Masure va être brutalement coupée par Claude Malhuret. « C’est de la langue de bois ! Pourquoi ne limitez-vous pas l’utilisation de votre plateforme ? » Une référence à l’intégration d’une fonctionnalité permettant de limiter le temps d’utilisation de l’application pour les mineurs. Si une alerte est envoyée après 60 minutes d’utilisation, les utilisateurs ne sont pas contraints de quitter l’application.

Parmi ces préconisations, la commission propose de « traiter TikTok en éditeur à travers son fil ‘Pour Toi’et tenir la société responsable de son contenu », de mettre en place un véritable système de vérification de l’âge et d’instaurer un blocage de temps pour les mineurs ». « Le modèle économique de ces plateformes, c’est l’addition mais c’est un modèle économique incontrôlable, toxique, pervers », dénoncera, lors de la remise du rapport le 6 juillet dernier, la sénatrice centriste Catherine Morin-Desailly, membre de la commission.

Les conclusions de la commission d’enquête vont prendre la forme d’un ultimatum. Les élus demandent au gouvernement « de suspendre TikTok en France et de demander sa suspension au sein de l’UE à la Commission européenne pour des raisons de sécurité nationale » si TikTok refuse de se plier, d’ici le 1er janvier 2024, « aux principales questions et mesures demandées » par cette même commission d’enquête. Ces mesures comprennent un accroissement de la modération francophone, des garanties sur le retrait des « fake news », la mise en place d’un contrôle effectif de l’âge ou encore davantage de transparence sur le capital et les statuts de ByteDance, la maison mère de TikTok.

« Il ne s’agit que de recommandations, nous n’avons pas le pouvoir de décider de telle ou telle chose », va rappeler Claude Malhuret sur le plateau de Public Sénat avant d’ajouter : « On espère que la menace suffira »

 

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