Montages financiers opaques, comptes dissimulés au Luxembourg et soupçons de pots-de-vin: après 18 ans d'enquête, l'affaire de la chaufferie de la Défense a franchi une étape décisive avec la demande du parquet de Nanterre de faire juger cinq suspects.
Depuis 2001, la justice enquête sur les conditions d'attribution d'un gigantesque marché de plusieurs centaines de millions d'euros, celui du chauffage et de la climatisation du plus grand quartier d'affaires européen, situé à l'ouest de Paris.
Dans ce dossier-fleuve, qui compte quelque 50.000 pages, le principal mis en cause, l'ex-sénateur-maire de Puteaux Charles Ceccaldi-Raynaud, est décédé en juillet, à l'âge de 94 ans.
Le 2 août, le ministère public a toutefois requis le renvoi en correctionnelle de cinq dirigeants d'entreprise pour corruption et abus de biens sociaux notamment, a indiqué à l'AFP une source proche du dossier, confirmée par le parquet.
Au cours de l'enquête, l'opticien Alain Afflelou et l'actuelle maire (LR) de Puteaux Joëlle Ceccaldi-Raynaud ont été entendus en tant que témoin assisté pour des fonds suspects versés ou perçus, mais aucune charge n'a été retenue contre eux par le parquet.
L'affaire débute en 1998: c'est alors la société Climadef, une filiale de Charbonnages de France, qui gère la chaufferie depuis 1968. Un syndicat intercommunal, le Syndicat mixte de chauffage urbain de La Défense (Sicudef), doit organiser le renouvellement de la concession qui va expirer.
En mai 2001, le Sicudef décide de ne négocier qu'avec un seul groupement d'entreprises, Enerpart-Vatech-Soffimat et, six mois plus tard, lui attribue la concession. Le groupement prend le nom d'Enertherm.
Très vite, les services de répression des fraudes signalent les "conditions irrégulières" du processus. Une information judiciaire des chefs de corruption et trafic d'influence est ouverte en juin 2002.
- Sacoches de billets -
Dans ce dossier, la justice soupçonne un trio d'entrepreneurs d'avoir faussé le marché pour assurer son attribution à Enertherm, dont les actionnaires étaient en réalité les mêmes que ceux de la Climadef, l'ancien concessionnaire.
Selon le ministère public, l'appel d'offres a, en amont, été façonné de manière à écarter les candidats indésirables et deux offres, celle de la société allemande RWE et celle de l'ancien concessionnaire, étaient des offres "de couverture" pour simuler une concurrence.
Un scénario que les principaux suspects - Bernard Forterre, 81 ans, ex-numéro 3 de la Compagnie générale des Eaux-Vivendi, Jean Bonnefont, 96 ans, un ex-dirigeant de Charbonnage de France et l'homme d'affaires Antoine Benetti, 67 ans - contestent en bloc.
Au centre de cette entente présumée, pour le ministère public: Charles Ceccaldi-Raynaud, président "omnipotent" du Sicudef selon des témoignages de l'époque, est soupçonné d'avoir perçu une commission de 5 millions de francs (environ 770.000 euros).
C'est un protagoniste de ce montage, aujourd'hui en fuite au Maroc, qui a affirmé avoir remis des sacoches de billets à un proche de l'élu - au total, selon lui, des pots-de-vins de 35 millions de francs (5,38 millions d'euros) sur 10 ans étaient prévus pour les membres du Sicudef.
Les investigations ont aussi révélé l'existence d'importantes sommes sur des comptes ouverts au Luxembourg par la famille Ceccaldi-Raynaud.
Devant les enquêteurs, Charles Ceccaldi-Raynaud avait lui-même accusé sa fille, avec qui il était en conflit, d'avoir reçu ces pots-de-vin, se défendant personnellement de toute infraction.
Des fonds apparus dans cette instruction, ayant appartenu à la maire de Puteaux, font l'objet d'une enquête séparée pour fraude fiscale depuis 2016. Mais pour l'affaire de la chaufferie, elle est mise hors de cause par le parquet.
En revanche, cinq suspects risquent donc un procès, une éventualité que des avocats de la défense --Olivier Baratelli, Jean-Didier Belot et Emmanuel Daoud-- jugent contraire à la loi française et européenne qui impose des jugements dans un "délai raisonnable".
Ces derniers ont fait valoir auprès de l'AFP les nombreuses "erreurs factuelles" du parquet, déplorant une "posture de principe" qui occulte, selon eux, l'insuffisance des charges.
C'est désormais à la juge d'instruction, la sixième dans ce dossier, de trancher. Si un procès a lieu, certains protagonistes risquent jusqu'à dix ans d'emprisonnement et un million d'euros d'amende.