C’est le mot de trop. Depuis le vote du budget par le Sénat la semaine dernière, les négociations entre le Parti socialiste et le gouvernement ont très vite repris la semaine dernière, en vue de la commission mixte paritaire (CMP) prévue jeudi. Des discussions denses. Les négociateurs PS ont passé plusieurs heures, depuis ce week-end, à parler aux ministres. « Ça discute beaucoup, il y a beaucoup d’échanges », confirme une membre du gouvernement, avec l’objectif que « le gros soit terminé jeudi matin ». Autrement dit, que l’essentiel soit bouclé pour l’ouverture de la CMP. Ce type de conclave parlementaire se joue en effet beaucoup durant les réunions préparatoires.
« A gouverner avec les préjugés de l’extrême droite, nous finirons par être gouvernés par l’extrême droite », dénonce Boris Vallaud
Ça, c’était avant le nouveau sujet de crispation du jour. Echaudés par la version sénatoriale du budget, où les coups de rabot budgétaires se sont multipliés, les socialistes ont d’abord été plutôt rassurés d’entendre François Bayrou lundi soir. Invité de LCI, le premier ministre a confirmé la non-suppression de 4.000 postes de professeurs, l’un des points déjà obtenus, et le rejet des 7 heures de travail non-payés pour financer le grand âge.
Mais cherchant visiblement à envoyer des signaux dans toutes les directions, François Bayrou a aussi parlé immigration. « La rencontre des cultures est positive, mais, dès l’instant que vous avez le sentiment d’une submersion, il y a rejet. En France, on s’en approche », a affirmé le locataire de Matignon. Interrogé ce mardi lors des questions d’actualité sur ses propos par Boris Vallaud, président du groupe PS de l’Assemblée, le premier ministre les a maintenus. A Mayotte, « cette réalité, c’est celle que ressentent nos compatriotes », a soutenu le premier ministre, applaudi dans les rangs du RN. « A gouverner avec les préjugés de l’extrême droite, nous finirons par être gouvernés par l’extrême droite et vous en serez le complice », lui a lancé le patron des députés PS. « Je n’ai aucune connivence avec personne, ni avec ceux qui exagèrent les réalités, ni avec ceux qui nient les réalités », a rétorqué le locataire de Matignon…
« Ce soir, ça suspend nos discussions »
La réaction du PS ne s’est pas fait attendre. « Les socialistes annulent la réunion prévue avec le gouvernement à 16 heures, en vue de la commission mixte paritaire sur le budget », a-t-on fait savoir du côté du groupe socialiste de l’Assemblée. « Ce soir, ça suspend nos discussions », a confirmé sur LCP-AN le député PS Laurent Baumel.
Jusqu’au gouvernement, les propos de François Bayrou interrogent certains. « Peut-être que ce mot-là n’était pas le meilleur mot », reconnaît du bout des lèvres un ministre. « On est dans une période où il faut faire attention à ce que dit chacun des groupes. On a tous une responsabilité inédite. Il faut faire attention, y compris le premier ministre », lâche ce membre du gouvernement, hors micro.
La sortie du premier ministre est-elle de nature à tout faire capoter dans la dernière ligne droite ? « Ça ne va pas dans le sens de la non-censure », avance Laurent Baumel, « après, la décision de non-censure dépend de la volonté de donner un budget à la France », à condition d’avoir les « concessions nécessaires ».
« Le compte n’y est toujours pas sur le plan économique et en particulier sur le pouvoir d’achat » pour Patrick Kanner
Autrement dit, tout ne se joue pas uniquement sur ces propos sur l’immigration, mais aussi sur tout le reste, concernant le budget. Ce matin, le président du groupe PS, Patrick Kanner, ne semblait d’ailleurs pas autant remonté que son homologue de l’Assemblée aux questions d’actualité. « Sur les fameuses 7 heures de travail non-rémunérés, c’était pour nous une ligne rouge écarlate. Donc il nous a rassurés sur cette disposition qui n’apparaît pas. Il nous a rassurés aussi sur les 4.000 postes qui seront rétablis, alors qu’ici, la majorité de droite au Sénat avait flingué l’amendement du gouvernement », a salué le patron des sénateurs PS, interrogé par Public Sénat avant sa réunion de groupe, alors que selon notre sondage Odoxa, 77% des sympathisants de gauche estiment qu’il faut trouver des terrains d’entente avec le gouvernement. Regardez (image de Jérôme Rabier) :
Mais pour Patrick Kanner, s’il y a « quelques bribes d’avancées » dans ces « négociations extrêmement serrées », « le compte n’y est toujours pas sur le plan économique et en particulier sur le pouvoir d’achat ». Pour y arriver, il évoque « les salaires » ou « pourquoi pas la prime d’activité ». « Et là, ça nous pose un vrai problème par rapport à cette CMP jeudi, et une éventuelle censure, en milieu de semaine prochaine », met en garde l’ancien ministre de François Hollande. Il est en revanche simplement « irrité » suite au propos sur la « submersion ». « François Bayrou aurait pu s’épargner de parler de submersion, de reprendre une phrase de Jean-Marie Le Pen. Bien sûr, il a évoqué le sentiment de submersion. Mais il a utilisé un mot très marquant par rapport à l’extrême droite. Je le regrette », soutient le président de groupe, sans pour autant vouloir suspendre, ce matin, les négociations. De là à y voir une différence d’appréciation entre socialistes…
« S’il n’y a pas assez à la fin, il se trouvera une majorité au PS pour le dire », prévient le sénateur Alexandre Ouizille
Pour Alexandre Ouizille, l’un de ceux qui a défendu au PS ce qu’il appelle une « censure d’étape », lors de la déclaration de politique générale, les mots du premier ministre passent particulièrement mal. « Les propos d’hier ne sont pas rassurants. On entend un François Bayrou utilisé les mots de l’extrême droite sur la question de l’immigration », lance le sénateur PS de l’Oise, avant même l’annonce de la suspension, dont il soutient la décision. Sur le reste, il attend également davantage. « En 2025, on ne peut pas avoir un budget de l’écologie inférieur à 2024, après les inondations de Valence ou du Pas-de-Calais. Là, on est en plein délire », dénonce Alexandre Ouizille. Sur le pouvoir d’achat, il attend du « concret », pourquoi pas avec une hausse du Smic ou sur la prime d’activité. « Sur tous ces sujets-là, ça patine dans la semoule. C’est ça la réalité. Donc aujourd’hui, il n’y a aucun élément qui permette d’atteindre la non-censure », soutient le sénateur socialiste.
Il ne ferme cependant pas la porte. « Il reste quelques jours, quelques heures, pour que la discussion soit fructueuse », avance le socialiste, membre du bureau national, qui sera appelé à se prononcer. Il prévient : « S’il n’y a pas assez à la fin, il se trouvera une majorité au PS pour le dire ».
« Les socialistes ne peuvent pas avoir tout »
Si les négociations reprennent malgré tout, les socialistes auront beau jeu de faire monter encore les enchères. Mais les demandes sur le pouvoir d’achat ne semblent pas du goût de l’exécutif. « C’est le jeu de la négociation », tempère une source gouvernementale, « chacun pousse ses avantages jusqu’au bout ». Et le gouvernement n’entend visiblement pas lâcher davantage, d’autant qu’il entend rester dans « la limite des 5,4 % de déficit », qu’il s’est engagé à tenir auprès de la Commission européenne. Un ministre prévient :
Ou alors, ce sera un jeu de vase communicants. « Si le PS veut lâcher quelque chose qu’ils ont négocié pour avoir une mesure sur le pouvoir d’achat… » avance l’entourage d’une ministre, où on rappelle que les socialistes « ont obtenu beaucoup de choses. Ils ne peuvent pas avoir tout, mais il faut s’y habituer, s’habituer à lâcher un peu ». Si d’aventure ça bouge encore, ça ne sera qu’à la marge, « avec des ajustements à droite ou à gauche ».
Pour compliquer la résolution de cette complexe équation pour le gouvernement, les alliés LR et de centre droit trouvent la facture concédée aux socialistes un peu trop salée. « Beaucoup de sénateurs de la majorité sénatoriale trouvent qu’on fait la part belle aux socialistes », grince ainsi le sénateur du groupe Union centriste, Hervé Maurey, qui assure que « dans la majorité sénatoriale, ça commence à tousser ». A droite, à gauche… Attention à l’épidémie de mécontents, qui pourrait achever le gouvernement si la fièvre continue de monter.