À six mois de la présidentielle, un rapport vient jeter une ombre sur la politique fiscale d’Emmanuel Macron. Le comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital a publié le 14 octobre un avis plus que circonspect sur les effets de la réforme de l’ISF et de la « flat tax », lancée au début du quinquennat d’Emmanuel Macron. Selon cette étude, aucun élément ne permet à ce stade de démontrer l’impact de ces mesures sur l’économie réelle, un constat qui interpelle d’autant plus que ce comité est piloté par France Stratégie, un organisme d’évaluation et de prospective présenté comme indépendant, mais rattaché à Matignon. En 2017, l’impôt sur la fortune (ISF) avait été remplacé par un impôt sur la fortune immobilière (IFI), et un prélèvement forfaitaire unique (PFU) de 30 % instauré sur les revenus du capital, la fameuse « flat tax » à la française. À l’époque, le gouvernement estimait que l’allégement fiscal qu’il mettait en place pour les foyers les plus aisés allait également les inciter à réinjecter massivement leur argent dans l’économie, et par voie de conséquence en faire profiter d’autres foyers, selon la fameuse théorie du « ruissellement ».
Si enrichissement il y a eu, la redistribution attendra encore. Cette réforme a provoqué une augmentation sensible des dividendes, mais sans effet observable à ce stade pour l’économie, souligne le comité. « L’observation des grandes variables économiques – croissance, investissement, flux de placements financiers des ménages, etc. –, avant et après les réformes, ne suffit pas pour conclure sur l’effet réel de ces réformes. En particulier, il ne sera pas possible d’estimer par ce seul moyen si la suppression de l’ISF a permis une réorientation de l’épargne des contribuables concernés vers le financement des entreprises », indique le rapport, le troisième du genre publié par France Stratégie depuis 2017.
Une forte hausse des dividendes, versées à une minorité de foyers
La mise en place du prélèvement forfaitaire unique est corrélée à une hausse des dividendes versés par les entreprises dans des proportions comparables à la baisse observée en 2013, lorsqu’une barémisation de l’imposition des revenus du capital avait été mise en place sous François Hollande. « La forte progression des dividendes déclarés par les ménages au titre de 2018 (23 milliards d’euros, après 14 milliards en 2017), s’est confirmée en 2019 (augmentation supplémentaire de l’ordre de 1 milliard) et en 2020 », indique le rapport.
Or, ces montants se sont concentrés sur une minorité de ménages. « En 2019, tout comme en 2018, les dividendes ont été encore plus concentrés qu’en 2017 : en 2019, 62 % ont été reçus par 39 000 foyers (0,1 % des foyers), dont 31 % par 3 900 foyers (0,01 % des foyers) », lit-on encore dans ce texte. Enfin, un petit groupe de 310 foyers a enregistré « une augmentation de plus de 1 million d’euros de leurs dividendes en 2018 et 2019 par rapport à 2017 ».
« Si l’argent est réinvesti, rien n’indique qu’il va servir des intérêts nationaux »
« À l’évidence, ça n’est pas du ruissellement mais de l’évaporation ! L’argent remonte vers le haut de la pyramide et ne redescend pas, il y a une étanchéité », ironise le sénateur communiste Éric Bocquet, vice-président de la commission des Finances. « C’est l’œuf et la poule, ce petit nombre de foyers correspond tout simplement à ceux qui détiennent le plus grand nombre d’actions », nuance la sénatrice LR Christine Lavarde, également vice-présidente de la commission des finances. Le rapport ne se concentre pas sur le devenir de ces dividendes, mais cette piste de recherche pourrait être creusée dans une prochaine étude. « Qu’ont fait ces foyers de cet argent ? Ont-ils réinvesti dans les entreprises du tissu productif français ? », interroge auprès de l’AFP Cédric Audenis, le commissaire général adjoint à France Stratégie.
En octobre 2019, un rapport sénatorial sur la réforme fiscale de 2018 estimait déjà que les premiers indicateurs étaient contrastés, et qu’il était difficile d’en tirer un bilan négatif ou positif. Dans l’attente de résultats plus probants, le texte interrogeait la légitimité de ces mesures : « Compte tenu du coût de la réforme pour les finances publiques et du gain fiscal qu’elle implique pour les ménages les plus fortunés, celle-ci ne peut se justifier que si elle exerce des effets d’entraînement très significatifs sur l’activité économique capables de générer, à terme, des gains en termes d’emploi et de pouvoir d’achat pour l’ensemble de la population. »
L’un des coauteurs de ce texte, le sénateur socialiste Vincent Eblé, ex-président de la commission des finances au Sénat, ne se montre guère surpris à l’évocation des conclusions du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité. Aux yeux de cet élu, l’allègement fiscal des foyers les plus aisés en faveur d’un réinvestissement a toujours relevé du « tour de magie ». « On peut effectivement considérer que pour les plus fortunés, l’argent sera réinvesti, mais rien n’indique qu’il va servir des intérêts nationaux », pointe cet élu qui évoque, entre autres, des rachats de dette étrangère ou encore de la spéculation sur les métaux précieux. « Il y a une distorsion entre les discours affichés, et la fiscalité mise en place, qui ponctionne d’autres segments que ceux qui servent l’économie française ».
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Les critiques contre l’ISF remises en cause
Concernant l’ISF, le rapport conclut que sa disparition n’a pas favorisé le retour massif d’un certain nombre de foyers aisés en France. C’était pourtant l’une des principales critiques formulées contre cet impôt : pousser de hauts revenus à s’exiler pour échapper au niveau d’imposition français. Mais ce phénomène de rapatriement ne concernerait que « quelques centaines » de ménages sur les 130 000 assujettis à l’IFI en 2019. « Ce n’est pas le tsunami qu’on nous avait annoncé, loin s’en faut », tacle encore Éric Bocquet. Christine Lavarde préfère retourner le constat et voir le verre à moitié plein : « Sans l’ISF, les gens sont moins incités à quitter la France », assure-t-elle, alors que la suppression de cet impôt a longtemps fait figure de serpent de mer au sein de sa famille politique. Toujours selon le comité d’évaluation des réformes de la fiscalité, la suppression n’aurait pas non plus eu les effets escomptés sur la transmission des entreprises, que l’ISF était accusé de freiner.
« Ce rapport ne pourra pas rester lettre morte ! »
De son côté, le ministère de l’Economie tente de contrebalancer les conclusions du rapport et invoque un manque de recul : « Il s’agit de réformes qui ont un impact à long terme », argue Bercy auprès du Monde. D’autant que l’étude se concentre essentiellement sur les données de 2018 et 2019. « Deux années de recul, c’est assez parlant ! », répond Éric Bocquet. Pour Vincent Eblé, l’argument dissimule un calendrier politique serré, dont l’heure est à l’exaltation du bilan plutôt qu’aux réajustements. « Je n’imagine pas, à la veille de la présidentielle, le pouvoir en place se lancer dans une nouvelle réforme de la fiscalité », glisse-t-il.
En revanche, l’agenda parlementaire offre aux oppositions une fenêtre de tir toute trouvée sur l’exécutif, à travers l’examen du projet de loi de finances 2022, qui a débuté lundi à l’Assemblée nationale, et arrivera au Sénat dans les prochaines semaines. « Il y aura des amendements, ce rapport ne pourra pas rester lettre morte ! », avertit Éric Bocquet.