Cette « troisième voie » avait été évoquée ce week-end par le maître de conférences en droit public, Benjamin Morel (voir notre article) pour garantir une application de la mesure négociée par les socialistes même en cas de rejet du budget ou de dépassement des délais. La Constitution accorde cinquante jours au Parlement pour examiner le budget de la Sécurité sociale, au terme desquels le gouvernement peut reprendre sa copie initiale par ordonnance. Dans ce cas, les amendements adoptés en séance n’auraient pas été pris en compte – y compris donc un éventuel décalage du calendrier d’application de la réforme de 2023.
Une lettre rectificative, mais quelle compensation financière ?
Demandée par l’ensemble des oppositions, cette lettre rectificative change la donne. Premier cas de figure assez simple (et peu probable) : les débats budgétaires vont à leur terme, le budget est adopté et ce qu’a voté le Parlement s’applique. Deuxième cas de figure : les débats budgétaires vont à leur terme, mais le Parlement rejette le budget et, comme l’année dernière, l’exécutif doit s’en remettre à la fameuse loi spéciale. Enfin, dernier cas de figure – où la question de la lettre rectificative est capitale : les débats budgétaires ne vont pas à leur terme et le gouvernement légifère par ordonnance sur les textes budgétaires. Dans ce cas, la lettre rectificative figurerait dans la version initiale transmise au Parlement par le gouvernement et le décalage du calendrier de la réforme des retraites serait bien appliqué – peu importe le vote du Parlement sur la question d’ailleurs.
« Le Premier ministre n’a mentionné que le Conseil des ministres et le Conseil d’Etat », note Benjamin Morel, qui défend que si la lettre rectificative ne modifie pas l’équilibre financier du budget de la Sécurité sociale, un nouveau passage devant le Haut Conseil pour les finances publiques n’est pas nécessaire. La proposition de Sébastien Lecornu serait donc compensée budgétairement – « gagée » comme on le dit dans le langage parlementaire. « Nous serons attentifs aux gages, qui doivent faire contribuer ceux qui le peuvent », a lâché Boris Vallaud dans sa question à Sébastien Lecornu ce mardi, au détour d’une phrase passée inaperçue, mais qui augure peut-être du prochain point de négociation entre le PS et le bloc central.
« On verra bien, les constitutionnalistes sont faits pour se tromper. Le Conseil constitutionnel aura l’occasion de faire jurisprudence », tempère le sénateur LR Max Brisson. « En cas de lettre rectificative, il faut une étude d’impact. La commission des Affaires sociales est en train de regarder tout ça parce qu’on en découvre tous les jours », lâche Pascale Gruny, rapporteure spéciale (LR) des crédits pour la branche vieillesse du budget de la Sécu au Sénat, alors qu’une conférence des présidents est prévue au Sénat ce mercredi à 16 h 30.
« Le Président doit laisser les débats parlementaires se poursuivre sans interférences inutiles »
Un changement de braquet du Premier ministre qui laisse la droite sceptique. D’autant plus qu’au moment de ces annonces devant la représentation nationale, le message de Sébastien Lecornu était brouillé par Emmanuel Macron depuis un déplacement en Slovénie. « La réforme qui avait été votée était nécessaire pour le pays. Le Premier ministre a fait un choix pour apaiser le débat actuel qui a consisté à proposer le décalage d’une échéance du 1er janvier 2027 au 1er janvier 2028, avec un financement par des économies. C’est ce qu’il a dit dans sa déclaration de politique générale. Cela n’est ni l’abrogation ni la suspension », a déclaré le Président de la République. « C’est bien une suspension », assène le Premier ministre à Boris Vallaud trois heures plus tard.
La sénatrice écologiste Raymonde Poncet Monge décèle dans ces signaux contradictoires un geste d’Emmanuel Macron vers sa droite : « Sur le fond, il dit la vérité, puisque si l’on ne fait rien, la réforme reprendra au 1er janvier 2028. Après on peut y voir un signal vers la droite pour leur dire ‘ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’un décalage, ne nous entraînez pas vers une censure’.»Si c’était le but, l’opération est loin d’être réussie. « Sur la méthode, c’est inacceptable », fustige Pascale Gruny, alors que Max Brisson regrette que le Président de la République « ajoute de la confusion à la confusion en venant se mêler du débat sur les retraites alors qu’il était en Slovénie. »
Même son de cloche du côté de Patrick Kanner, président du groupe socialiste au Sénat et qui a participé aux discussions avec Sébastien Lecornu : « Le Président de la République a nommé puis renommé le Premier ministre, qui a une position nouvelle dans ses relations avec le Parlement. Il faut que le Président laisse le débat parlementaire se poursuivre sans interférences inutiles, la situation internationale devrait suffire à remplir son agenda. » Un agenda tout de même bien rempli dans les prochains jours avec deux Conseil des ministres en deux jours, puisqu’un Conseil des ministres spécial jeudi doit permettre au gouvernement de présenter la fameuse lettre rectificative, en plus du Conseil des ministres « ordinaire » du mercredi. Une bizarrerie du calendrier probablement due à une décision tardive de Matignon, qui a saisi le Conseil d’Etat « dans la nuit », a lui-même précisé Sébastien Lecornu. « Cela pouvait parfaitement être présenté mercredi, mais il fallait saisir le Conseil d’Etat, explique Benjamin Morel. C’est donc probablement qu’ils n’avaient pas très envie d’aller vers cette option mais qu’ils se résignent sous la pression politique et donc qu’ils n’étaient pas dans les temps. »