Le patron de l’armateur CMA-CGM, l’un des leaders mondiaux du transport maritime, ne voit pas d’un très bon œil un éventuel changement du système d’imposition auquel est soumis son groupe. On le comprend. Cinquième fortune de France, Rodolphe Saadé était auditionné mercredi par la Commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat. Alors que l’idée d’une taxation des entreprises qui ont réalisé des profits durant la crise du covid-19 enflamme la classe politique depuis quelques semaines, le PDG a été interrogé par les sénateurs sur une éventuelle hausse des taxations, la CMA-CGM ayant enregistré un chiffre d’affaires de 56 milliards de dollars en 2021, lorsqu’il n’était que de 21 milliards en 2017. Or, le géant marseillais n’a été imposé qu’à hauteur de 2 %, soit environ 350 millions d’euros. La raison : un régime fiscal européen très favorable aux transporteurs, que l’on appelle « la taxe au tonnage », et qui s’appuie sur les capacités de transports des navires plutôt que sur les profits enregistrés.
« Si un changement de taxe devait être mis en place concernant nos activités maritimes, je ne veux pas, moi, groupe CMA-CGM, groupe français, fleuron du transport maritime, me retrouver dans une situation de désavantage où mes concurrents bénéficieraient de la taxe au tonnage. On va me faire payer, mais le concurrent danois ou suisse ne payera pas ? Ce n’est pas honnête vis-à-vis de nous », a défendu Rodolphe Saadé devant les sénateurs. La question lui a été posée par Fabien Gay, élu communiste de Seine-Saint-Denis : « Est-ce que vous considérez que 2 % d’impôts sont suffisants quand des commerçants, des artisans, payent 30 % d’impôts ? », a-t-il interrogé.
Rodolphe Saadé a d’abord voulu lui rappeler que les activités de la CMA-CGM, qui ne se limitent pas qu’au transport maritime, sont aussi taxées à d’autres titres. « Nous sommes sujets à deux taxes en France, la taxe au tonnage, qui concerne le transport maritime et l’IS (impôt sur les sociétés) qui concerne l’activité portuaire de CMA-CGM et l’activité logistique. Nous payons 25 % sur tout ce qui concerne le portuaire et la logistique », a-t-il expliqué.
Le Parlement favorable à une taxation, l’exécutif beaucoup moins
Une taxation exceptionnelle des superprofits concernerait principalement les groupes pétroliers et gaziers, ainsi que les transporteurs, qui ont vu leurs bénéfices s’envoler à la faveur d’une reprise d’activité plus rapide que prévu au sortir de la crise sanitaire, ce qui a généré de fortes tensions dans la chaîne de l’offre et de la demande, tensions accentuées ces derniers mois par la guerre en Ukraine. À l’Assemblée nationale, l’idée est défendue par les élus de gauche, ceux du Rassemblement national, quelques LR mais aussi l’aile gauche de la majorité, qui a déposé mardi au projet de loi de finances rectificative (PLFR) sur le pouvoir d’achat un amendement pour une « contribution exceptionnelle de solidarité égale à 15 % du résultat imposable pour les sociétés pétrolières et gazières, de transport maritime et de marchandises redevables de l’impôt sur les sociétés. » De son côté, l’exécutif y est plutôt opposé. Dans un entretien au journal Le Monde publié mercredi soir, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire a renvoyé cette question au projet de loi de finances 2023, alors que le gouvernement appelle depuis plusieurs mois les grands groupes à agir spontanément en faveur du pouvoir d’achat des Français.
Au Palais du Luxembourg, Rodolphe Saadé a tenu à faire valoir les efforts déjà fournis par la CMA-CGM pour limiter l’impact de l’inflation sur les marchandises transportées, notamment en jouant sur ses tarifs de fret. « On est venu avec une série de mesures pour aider : on a mis en place le gel des tarifs de fret, que ce soit pour la métropole ou pour les outre-mer. J’ai proposé à Bercy de réduire de 500 euros les tarifs de fret, nous sommes également venus en aide aux PME en leur donnant accès à de la capacité, en leur donnant des tarifs réduits. Aujourd’hui, je suis la seule compagnie maritime à faire cela. Chez mes concurrents, personne n’a bougé. J’entends dire que les tarifs sont très élevés, mais il faut que vous regardiez ce que font mes concurrents. Pour l’instant ils n’ont pas bougé », observe le dirigeant, laissant implicitement entendre qu’il n’ira plus loin que si la législation l’y contraint.
« Quand mes tarifs de fret étaient à 350 dollars, vous étiez où ? »
« Je veux bien qu’on arrive avec des recommandations, mais il faut qu’elles soient réalistes. Je ne veux pas être le seul à payer. On fait énormément de choses aujourd’hui, que nous sommes les seuls à faire. Je dois continuer à faire plus parce qu’il faut aider le pouvoir d’achat, mais je ne peux pas être le seul », a-t-il expliqué. « Au gouvernement de décider ce qu’il veut faire. Je considère que mon devoir est de continuer à investir, à créer de l’emploi et à rester rentable », a poursuivi Rodolphe Saadé. « Quand mes tarifs de fret étaient à 350 dollars (après la crise de 2008 et la chute du trafic maritime, ndlr), vous étiez où ? Et qu’il a fallu se demander si nous allions passer la semaine ou pas. Personne n’est venu nous parler, il a fallu se débrouiller », s’est-il encore agacé, recevant à la fin de son intervention quelques applaudissements parmi la vingtaine de sénateurs qui assistaient à son audition.
Selon les chiffres fournis par Rodolphe Saadé au Sénat, la CMA-CGM, fondée en 1978 par Jacques Saadé, un homme d’affaires franco-libanais ayant fui la guerre civile, emploie actuellement 150 000 salariés. Elle possède 570 navires, 580 entrepôts et son activité couvre 420 ports sur les cinq continents. Elle affrète également 6 avions-cargos dans le cadre d’un partenariat avec Air France-KLM.