La valorisation du patrimoine, un domaine dans lequel la France rayonne à l’international depuis des décennies, mais que vient entacher une sombre affaire de trafic d’antiquités. La mise en examen le 25 mai dernier de Jean-Luc Martinez, l’ancien président directeur du Louvre, pour « blanchiment et complicité d’escroquerie en bande organisée », pourrait avoir un impact diplomatique non négligeable. Par ricochets, elle interroge également la manière dont la France pilote les politiques culturelles qu’elle conduit auprès d’autres pays.
Nommé en 2001 ambassadeur pour la coopération internationale dans le domaine du patrimoine, Jean-Luc Martinez est désormais soupçonné d’avoir facilité un blanchiment d’antiquités, en proposant au Louvre Abou Dabi, antenne de la célèbre institution parisienne, l’acquisition de plusieurs antiquités égyptiennes à la provenance douteuse, dont une rarissime stèle en granit rose au nom de Toutânkhamon. Via son avocat, Jean-Luc Martinez a fait savoir qu’il apporterait « tous les éclairages nécessaires » pour lever une mise en examen « qui n’est fondée ni en droit ni en fait. » L’affaire agite la rue de Valois et le quai d’Orsay, mais aussi dans les couloirs du Palais du Luxembourg. La commission sénatoriale des affaires culturelles, qui pointe régulièrement du doigt l’opacité de notre diplomatie culturelle, entend lancer à la rentrée une mission d’information autour de « l’ingénierie patrimoniale » mise en œuvre par la France à l’international.
L’action culturelle de la France, un manque de clarté et de moyens ?
« La tourmente dans laquelle est prise aujourd’hui l’une des plus prestigieuses institutions françaises et le discrédit porté à l’expertise française en matière patrimoniale donnent un caractère d’urgence à l’analyse critique par le Parlement et le gouvernement de ces politiques publiques culturelles et des formes interministérielles de l’action culturelle de la France à l’étranger », écrivent les élus dans une tribune publiée le week-end dernier par le journal Le Monde, et signée par Laurent Lafon (UDI), le président de la commission de la Culture, avec ses quatre vice-présidents : Catherine Morin-Desailly (LC), Pierre Ouzoulias (PCF) et Max Brisson (LR). « La piste d’une commission d’enquête a été rapidement écartée après la mise en examen de Jean-Luc Martinez, car le champ d’investigation du juge d’instruction Jean-Michel Gentil est extrêmement large, ce qui limiterait les capacités d’investigation du Sénat », qui ne peut empiéter sur le travail de la justice, précise à Public Sénat Pierre Ouzoulias.
Les élus de la Chambre Haute veulent néanmoins « comprendre comment s’articulent les multiples dispositifs et agences pilotés par le ministère de la Culture pour exporter à l’international le savoir-faire de la France en matière patrimoniale. » Parmi elles : France Muséums, qui regroupe dix-sept établissements publics, et qui a été chargée d’accompagner le lancement du Louvre Abou Dabi. À ce titre, France Muséums a participé à la mise en place de la commission d’acquisition du musée émirati, commission dans laquelle Jean-Luc Martinez siégeait comme vice-président.
« Avec les réductions budgétaires et la disparition des grandes administrations, le ministère français de la Culture n’a plus les moyens de répondre à toutes ses missions. Une forme d’externalisation s’est mise en place. En conséquence, des individus se retrouvent livrés à eux-mêmes, parfois avec des impératifs contradictoires : respecter la déontologie très stricte des conservateurs et répondre aux demandes des établissements auprès desquels ils ont été nommés », explique Pierre Ouzoulias. De son côté, la sénatrice Catherine Morin-Desailly alerte sur une forme de laisser-aller politique : « On change de ministre de la Culture tous les deux ans, ce qui ne permet pas d’inscrire la connaissance des dossiers dans la durée. Pour moi, les agences sont d’abord le bras armé d’une politique ministérielle, mais encore faut-il se donner les moyens de fixer cette politique, de manière claire, évaluée et suivie ».
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Un risque de friction avec les partenaires internationaux
Les différentes implications de l’affaire Martinez rappellent aussi la dimension diplomatique du sujet. Le Louvre Abou Dabi a annoncé se constituer partie civile. Il pourrait devoir restituer à l’Egypte les artefacts concernés. On comprend l’agacement des Emirats arabes unis, puisque le contrat négocié pour utiliser jusqu’en 2047 la licence « Louvre » devrait leur coûter plus d’un milliard d’euros. Côté Egypte, l’idée qu’un officiel français ait pu, par négligence ou sciemment, contribuer à la dispersion de trésors nationaux jette une forme de discrédit sur l’égyptologie tricolore. « Le ministre du Tourisme et des Antiquités m’a confié qu’il subissait une forte pression de la part du reste du gouvernement pour mettre fin à la trentaine de coopérations archéologiques auxquelles la France participe actuellement en Egypte », glisse Catherine Morin-Desailly, qui est également la présidente du groupe d’amitié France-Egypte au Sénat.
Pour les élus, les évolutions du secteur muséal obligent aussi la France à redoubler de vigilance, car le contexte favorise désormais ce type de malversation. « Il y a une prise de conscience patrimoniale dans de nombreux pays émergents. Des institutions muséales se créaient ex nihilo. La demande pour alimenter les collections est devenue si forte que le marché actuel ne peut plus la satisfaire », explique Pierre Ouzoulias, lui-même archéologue de profession. De quoi pousser les trafiquants à s’engouffrer dans la brèche. Par ailleurs, les bouleversements géopolitiques récents sont venus renflouer leurs réserves : les printemps arabes, puis la mainmise de Daech sur une partie des territoires syriens et irakiens, a favorisé les fouilles clandestines et l’arrivée sur le marché noir de pièces de grande valeur. En 2019, le Metropolitan Museum de New York a été contraint de restituer au Caire un sarcophage doré de la période ptolémaïque, volé à l’Egypte en marge de la chute du président Moubarak en 2011. Un autre expert français a participé à son acquisition par le musée américain, Christophe Kunicki. Il a été mis en examen en 2020 pour « escroqueries en bande organisée, association de malfaiteurs, blanchiment en bande organisée et faux et usage de faux ». C’est en enquêtant sur ses réseaux que l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels est arrivé jusqu’à Jean-Luc Martinez.
« In fine, le risque, c’est de voir de grands musées contribuer, en achetant le produit de fouilles illégales, au financement du terrorisme », alerte encore Pierre Ouzoulias. Selon le Centre d’analyse du terrorisme, le trafic d’antiquités a rapporté environ 30 millions de dollars à Daech sur l’année 2015, une source de financement qui reste toutefois marginale pour les organisations terroristes. « Daech a utilisé deux méthodes : la première consiste à réaliser des fouilles sur les sites archéologiques contrôlés et à vendre directement les biens. La seconde a consisté à délivrer des ‘permis de fouille à des trafiquants agréés’, qui ont eux-mêmes procédé au pillage de sites archéologiques contrôlés et à la revente des biens », détaille la sénatrice Nathalie Goulet, spécialiste des question de fraude fiscale, dans son essai L’Abécédaire du financement du terrorisme.
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Renforcer l’action de contrôle du Parlement
Conscient des enjeux, le ministère de la Culture a mis en place un groupe de travail chargé d’étudier le cadre juridique des procédures d’acquisitions de biens culturels et leur mise en œuvre. Attendues d’ici cet été, leurs conclusions seront scrutées de près par les sénateurs. Mais ce que les élus réclament d’ores et déjà, c’est un pouvoir de contrôle plus important de la part du Parlement sur les politiques culturelles. À l’automne dernier, le Sénat avait adopté à l’unanimité une proposition de loi en ce sens, et portant sur la création d’un « Conseil national » chargé de plancher sur les demandes de restitution de biens culturels à des pays étrangers. Il s’agissait pour la commission de la Culture de recadrer la politique de restitution conduite par Emmanuel Macron, accusé de s’écarter du cadre légal pour utiliser des biens culturels inaliénables à des fins diplomatiques. Si le texte attend à présent sur le bureau de l’Assemblée nationale la reprise des travaux parlementaires, le gouvernement a déjà marqué son opposition. Il avait d’ailleurs lancé en marge des travaux du Sénat sa propre mission de réflexion autour d’une loi-cadre des restitutions, confiée à un certain… Jean-Luc Martinez.