Quand ça dérape, difficile de garder le contrôle. C’est pourtant bien ce qu’a cherché à faire le Parlement, et le Sénat en particulier, depuis le premier confinement. Un contrôle d’autant plus essentiel en temps de crise. Avec le vote de la loi, la mission de contrôle du gouvernement est l’autre mission essentielle des assemblées. Mais quelle place pour cette prérogative en temps de crise sanitaire du covid-19 ? Après une petite période d’adaptation au début, la Haute assemblée a joué à plein son rôle et n’a finalement jamais mis entre parenthèses cette mission.
Marges de manœuvre législatives étroites, mais mission de contrôle renforcée
Ce contrôle du gouvernement prend une ampleur d’autant plus grande dans le contexte du covid-19. Lors du premier confinement, le Sénat a dû légiférer dans l’urgence. Certains sénateurs reprochent au gouvernement de voir le Parlement uniquement comme une chambre d’enregistrement. Et pour le Sénat, politiquement opposé à Emmanuel Macron, les marges de manœuvre législatives sont souvent étroites. Dès lors, la mission de contrôle s’en retrouve renforcée. C’est peut-être ici que le Sénat joue le plus son rôle de contre-pouvoir.
Ce contrôle s’est traduit par les questions d’actualité au gouvernement, les missions de suivi et les auditions, et bien sûr la commission d’enquête du Sénat sur le covid-19, l’arme la plus puissante dont dispose le Parlement pour contrôler le gouvernement.
Edouard Philippe en appelle au contrôle du Parlement
Le 17 mars 2020 à midi débute le premier confinement, annoncé la veille par Emmanuel Macron. Stupeur. Au Sénat, les travaux parlementaires étaient alors déjà interrompus, pour cause d’élections municipales. Mais une séance exceptionnelle de questions d’actualité au gouvernement est pourtant organisée dès le 19 mars, un jeudi. Le format est spécial. Les sept groupes politiques sont limités chacun à une question. Mais la volonté est là : organiser, même de façon dégradée, une séance de QAG, au vu de la gravité de la situation.
A l’époque, personne ne porte de masque et Edouard Philippe est encore premier ministre. Au micro de la Haute assemblée, l’ancien locataire de Matignon tient des mots doux à l’oreille des sénateurs : « Il est indispensable dans une démocratie, y compris dans un moment de crise sanitaire, de confinement, que le Parlement puisse continuer à se réunir pour exercer son contrôle sur le gouvernement », soutient solennellement Edouard Philippe (voir la vidéo), qui ajoute :
Et le gouvernement en a besoin. J’en ai besoin. J’ai besoin du contrôle du Parlement.
Il sait qu’avec le confinement, l’exécutif vient de décider de mesures attentatoires aux libertés publiques et individuelles, au nom de la lutte contre le virus.
Coronavirus : "J'ai besoin du contrôle du parlement", Édouard Philippe
L’état d’urgence sanitaire est décrété, puis encadré par la loi du 23 mars, adoptée en un temps record. Dès le lendemain, une mission de suivi est mise en place par la commission des lois du Sénat. Elle analyse le fonctionnement et les difficultés de la justice ou des services publics durant la crise.
La commission des finances passe au crible le budget rectificatif et pointe un problème de « sincérité »
Très vite, le travail des commissions reprend et, durant le mois d’avril, de nombreux ministres sont auditionnés. Le Parlement découvre l’usage de la visioconférence, nouvel outil indispensable pour continuer à travailler. Avec quelques calages nécessaires au début, y compris techniques, quand la diffusion de l’audition d’un ministre en visio n’est pas possible en direct sur le site du Sénat.
Le contrôle passe aussi par la commission des finances. Le 3 avril, dans une note de conjoncture et de suivi des mesures d’urgence, le socialiste Vincent Eblé et le sénateur LR Albéric de Montgolfier, alors président et rapporteur général du budget au Sénat, passent au crible le budget rectificatif. Verdict : le gouvernement a « largement sous-estimé » le coût des mesures d’urgence et son budget pose un problème de « sincérité ». La prévision de déficit public était encore de 3,9 % du PIB. Il sera au final de près de 10 % en 2020.
« Désaccord profond » entre le Sénat et le gouvernement « sur l’exercice du contrôle que doit avoir le Parlement »
Si les sénateurs ont donné très rapidement au gouvernement les moyens d’agir lors du premier confinement, il n’en sera plus de même lors des débats sur le nouvel état d’urgence, à l’automne dernier, au moment du second confinement. Et les discussions tourneront autour du contrôle justement. Un contrôle « dont le gouvernement veut être dispensé pour les six prochains mois », dénonce le sénateur LR Philippe Bas. Dans sa version du texte, le Sénat veut imposer au gouvernement un vote en cas de prolongation du confinement au-delà du 8 décembre (voir Philippe Bas dans la vidéo ci-dessous). Refus de l’exécutif. « Sur l’exercice du contrôle que doit avoir le Parlement sur le gouvernement pendant cette période, nous avons un désaccord profond », regrette François-Noël Buffet, président LR de la commission des lois.
Confinement : Philippe Bas (LR) veut un vote en cas de prolongation au-delà du 8 décembre
Début 2021, la situation sanitaire se dégrade à nouveau. Mais sur le plan législatif, le gouvernement se montre plus souple. Dans une nouvelle demande de prolongation de l’état d’urgence sanitaire en janvier, changement de discours du ministre de la Santé, Olivier Véran, qui accepte un retour par la case Parlement en mai, s’il faut prolonger les mesures restrictives des libertés. « J’ai entendu les critiques sur les délais longs » reconnaît le ministre. Satisfaction des sénateurs.
La commission d’enquête fait renaître les tensions entre le Sénat et l’exécutif
La facette la plus médiatique du contrôle parlementaire, celle qui aura attiré les projecteurs et suscité le plus la curiosité du public, c’est évidemment la commission d’enquête sur la gestion de la crise du covid-19. Dès le 4 mars 2020, lors d’un échange très vif entre l’ex-secrétaire d’Etat, Laurent Nuñez, et le sénateur LR de l’Oise, Jérôme Bascher, ce dernier évoque « une mission d’enquête » sur la crise. Puis le 24 mars, c’est la sénatrice LR Muriel Jourda qui en fait la demande au micro de Public Sénat.
Dans un premier temps, dans les couloirs du Sénat, cette commission d’enquête est plutôt évoquée pour septembre. Ce qui permettrait d’avoir assez de recul sur la crise. Mais les sénateurs sont pressés. Le principe de la création d’une commission d’enquête est acté le 29 avril. Elle est officialisée le 30 juin, faisant renaître les tensions entre le Sénat et l’exécutif.
Guerre de mouvement
Le Canard Enchaîné raconte qu’Emmanuel Macron apprécie franchement peu la décision du Sénat. « Le Sénat s’est déshonoré. Le temps est encore à l’action, ce n’est le moment de jouer les procureurs », rapporte l’hebdomadaire. Le Président ajoute que « la politique, c’est comme la grammaire : on fait parfois des fautes de temps ». « La préoccupation du Sénat est de régler ses comptes avec l’exécutif », dénonce François Patriat, à la tête des sénateurs marcheurs. « Une commission d’enquête permet au Parlement de contrôler l’action du gouvernement. Est-ce que ça doit être une arme politique ? » demande le sénateur LREM. Un emballement qui rappelle un temps les plus belles heures de la commission d’enquête Benalla…
De son côté, les députés ont lancé une mission d’information – aux pouvoirs moins étendus – sur la crise, qui pourrait se transformer en commission d’enquête en septembre. Mais devant le coup d’accélérateur des sénateurs, les députés décident de leur couper l’herbe sous le pied, accélèrent à leur tour et transforment leur mission en commission d’enquête dès juin… En d’autres temps et circonstances, on appelle ça une guerre de mouvement. « Si vis pacem, para bellum », nous lâche le président du groupe Modem de l’Assemblée, Patrick Mignola, vice-président de la mission d’information. Traduction : si tu veux la paix, prépare la guerre…
« Maintenant, on est grondés si on exerce nos responsabilités »
Les sénateurs apprécient peu les attaques des macronistes. « Déjà que le Parlement est confiné, qu’il ne fait plus la loi avec toutes les ordonnances, et maintenant, on est grondés si on exerce nos responsabilités », s’agace le président du groupe centriste, Hervé Marseille. Les sénateurs assurent que la commission n’a qu’un seul but : comprendre comment la France s’est retrouvée démunie, sans masque, quand le virus est arrivé, pour ne plus reproduire les mêmes erreurs. « Une commission d’enquête, ce n’est pas la justice. Le but n’est pas de juger », explique son président, le sénateur LR Alain Milon.
Après une courte accalmie, la tension repart quand l’Elysée annonce « la création d’une commission qui portera un regard indépendant et collégial sur la gestion de la crise ». « C’est un déni de démocratie dans la mesure où c’est au Parlement de contrôler l’action du gouvernement », rétorque Alain Milon. Un coup de l’Elysée qui lui « donne envie de chercher la petite bête ». Finalement, les travaux de la commission d’enquête vont débuter de manière beaucoup plus apaisée. Les députés auditionnant les ministres, tandis que les sénateurs se concentrent d’abord sur l’aspect territorial de la crise. Le président de la région Grand Est, Jean Rottner, territoire particulièrement touché par l’épidémie, pointe « des lourdeurs et des complications » du côté des agences régionales de santé. Les sénateurs se penchent ensuite sur Mayotte et sur le cas de l’Oise. François Baroin, à la tête de l’AMF, et Anne Hidalgo, réclament plus de pouvoirs pour les collectivités.
Les sénateurs enchaînent les auditions de ministres et ex-ministres de la Santé
A la rentrée de septembre, les auditions reprennent. Les professionnels de santé pointent la situation des personnes âgées. On en a trouvé beaucoup « décédées chez elles ». « Toutes les leçons sont loin d’être tirées » alertent aussi les représentants du secteur. Les associations soulignent qu’il y a « entre 20 et 50 % de retards de diagnostics » de cancers, du fait de la crise sanitaire. La difficulté sur les tests est aussi soulignée, en cette fin d’été.
Les sénateurs vont ensuite enchaîner les auditions de ministres et ex-ministres de la Santé : Xavier Bertrand, Marisol Touraine, Agnès Buzyn, Olivier Véran. Personne ne veut endosser la responsabilité des stocks de masques quasi vides. Le 15 septembre, les sénateurs auditionnent Jean-François Delfraissy, président du comité scientifique, et le professeur Didier Raoult. Cette dernière audition sera particulièrement suivie. Les sénateurs, à l’image du rapporteur Bernard Jomier, n’hésitent pas à lui porter la contradiction sur l’hydroxychloroquine, ce que Didier Raoult accepte mal. Au cours de l’audition, il affirme que le virus a muté et « paraît lié à des formes qui sont moins graves ».
Hydroxychloroquine: échange tendu entre Didier Raoult et le sénateur Bernard Jomier
Pendant ce temps, l’histoire semble se répéter. Malgré les masques, les autorités courent toujours derrière l’épidémie et n’arrivent pas à tuer dans l’œuf les clusters. Les cas s’envolent à nouveau. Les sénateurs ont terminé leurs auditions et planchent sur leurs conclusions.
Commission d’enquête : un rapport au pilori pour l’action du gouvernement
Si les auditions avaient commencé doucement, à l’heure de rendre leur rapport de 452 pages, en décembre, les sénateurs tapent fort. Un rapport au pilori pour l’action du gouvernement. Les sénateurs reprochent au ministre de la Santé et au gouvernement d’avoir « sciemment dissimulé » le « fiasco des masques ». Ils critiquent « l’échec de la démarche de traçage et d’isolement », un « retard à l’allumage » sur les tests suivi d’une politique « d’affichage », « une gestion centralisée », « sourde aux alertes du terrain » venant des collectivités. Les sénateurs font aussi des propositions, comme la création d’« une instance nationale d’expertise scientifique ».
Surtout, les élus chargent Jérôme Salomon, directeur général de la santé. Bien qu’alerté en 2018, il a choisi de ne pas reconstituer les stocks de masque, sans en informer l’ex-ministre Agnès Buzyn. Pire, il a ensuite fait pression sur l’ex-directeur de Santé publique France pour « modifier a posteriori les conclusions d’un rapport d’experts » compromettant, qui aurait contredit sa décision. Malgré ces révélations, obtenues selon les sénateurs par l’envoi par erreur d’un échange de mails, le directeur général de la santé est aujourd’hui toujours à son poste.
« Dissimulation », « impréparation » et « manipulation »
En février dernier, au cours d’un débat dans l’hémicycle du Sénat sur les conclusions de la commission d’enquête, les sénateurs tentent de remettre le couvert devant le ministre. Le centriste Vincent Delahaye rappelle les « fautes de la DGS », « la dissimulation », « l’impréparation » et « la manipulation ». « Je ne crois pas être devant une Cour de Justice à répondre d’accusations au nom de mon Directeur général de la santé. […] J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer plusieurs fois qu’il avait toute ma confiance », répond Olivier Véran, énervé. « Le contrôle de l’action du gouvernement ne se fait pas uniquement devant les tribunaux », lui rappelle Alain Milon. Mais bel et bien devant le Parlement. Et le Sénat ne compte pas s’arrêter là. Une nouvelle mission d’information sur l’évaluation des effets des mesures prises pour lutter contre le covid-19 a été lancée en début d’année. Elle s’est penchée sur le secteur de la culture, à l’arrêt depuis un an, avec des pistes de réouverture à la clef. Le contrôle des actions passées se conjugue aussi au futur.