Elle était loin de faire l'unanimité, mais la proposition de loi visant à rendre possible le fait « d'offrir des chèques-vacances aux personnels des secteurs sanitaires » a été adoptée mardi par le Sénat. Après une heure et demie de débat, c'est une majorité assez nette (169 votes pour, 89 contre) qui s'est exprimée en faveur d'un texte largement remanié depuis son passage par la commission des affaires sociales le 10 juin.
Seuls les soignants ayant travaillé entre le 12 mars et le 10 mai pourront en bénéficier
Le Sénat a donc approuvé l'idée qui vise à ce que tout salarié puisse « décider de renoncer à sa rémunération au titre d'une ou plusieurs journées de travail ». Un salarié souhaitant faire don de ses jours de congé devra prévenir son employeur, qui retiendra la fraction de la rémunération concernée. C'est lui qui versera alors la somme à l'Agence nationale pour les chèques vacances (ANCV), selon des modalités fixées par décret. L'ANCV répartira ensuite les sommes réunies sous la forme de chèques-vacances entre les établissements et services sanitaires, médico-sociaux et d'aide et d'accompagnement à domicile.
Concernant les personnels soignants éligibles, seuls ceux ayant travaillé « entre le 12 mars et le 10 mai 2020 et dont la rémunération n'excède pas le triple du salaire minimum interprofessionnel de croissance » seront concernés, « dans des conditions fixées par décret ». Si « les modalités d'application de ce dispositif aux agents publics devront être précisées par décret en Conseil d'État », il devrait être possible de faire un don seulement jusqu'au 31 août 2020, quel que soit son statut de salarié.
« De facto, les sommes récoltées seront probablement faibles. On légifère de façon quasi anecdotique »
À gauche, Cathy Apourceau-Poly, sénatrice communiste du Pas-de-Calais s’est dite « scandalisée » par cette proposition de loi qu'elle a qualifiée de « décalée, injuste et indécente ». L'élue a dénoncé l'ordre des priorités du gouvernement, citant sans le nommer le refus d'Emmanuel Macron de rétablir l'ISF. « L'idée de prendre dans la poche des riches ne vous a même pas effleurée », a regretté Cathy Apourceau-Poly.
Surtout, la communiste a pointé le fait que la crise sanitaire est suivie d'une lourde crise économique, et que par conséquent, « des familles modestes ont perdu beaucoup d'argent et le chômage commence à exploser ». Comment faire don d'une partie de sa rémunération dans de telles conditions ?
Une problématique également abordée par Bernard Jomier, sénateur de Paris apparenté au groupe socialiste, mais aussi soignant qui s'est mobilisé lors de la crise sanitaire. « De facto, les sommes récoltées seront probablement faibles. On légifère de façon quasi anecdotique », a-t-il déploré. Alain Milon, président LR de la commission des Affaires sociales, l'a rejoint. « Le moment me semble peu propice pour peser sur les entreprises et leur comptabilité (...) Sera-t-il possible de rassembler un montant utile ? L'absence d'étude d'impact ne permet pas de le savoir », a-t-il expliqué.
« Vous vous drapez dans des valeurs de solidarité, des logiques qui consistent à déshabiller l’un pour habiller l’autre »
Bernard Jomier a certes salué le travail de réécriture important fait en commission par Frédérique Puissat, rapporteure LR de la proposition de loi, « mais il ne peut pas combler les manquements de ce texte ». « Vous vous drapez dans des valeurs de solidarité, des logiques qui consistent à déshabiller l'un pour habiller l'autre », a dénoncé le sénateur de Paris, rappelant que de nombreuses cagnottes et autres actions de solidarité existent déjà. « Les Français attendent plus que des médailles, des primes, ou des lois qui les autorisent à se montrer solidaires. Ils veulent un engagement et une réponse ferme de l'État ! »
Ces mots, les sénateurs favorables à la philosophie du texte les ont entendus. Comme le marcheur Martin Lévrier, qui a argué que cette mesure ne visait qu'à « accompagner » celles que le gouvernement s'est engagé à prendre. « Cette proposition de loi ne peut pas se substituer aux réformes nécessaires », a-t-il reconnu, sans pourtant la voter, ses amendements ayant été refusés. « Elle n'est qu'un plus ».
Une mesure qui « a le mérite de permettre à ceux qui le souhaitent d'ajouter une pierre à l'édifice »
Des propos confirmés par ceux qu'avait tenus la ministre du Travail Muriel Pénicaud en début de séance. « La proposition de loi examinée permet d'apporter une réponse à une question qui a traversé l'esprit de nombreux citoyens : comment aider à mon échelle ceux qui luttent contre l'épidémie ? » Même son de cloche pour Colette Mélot. La sénatrice LR a souligné le fait que cette mesure « a le mérite de permettre à ceux qui le souhaitent d'ajouter une pierre à l'édifice ».
Mais l'édifice, pour Jocelyne Guidez (UC), n'était pas assez important. Comme plusieurs élus du Palais du Luxembourg, elle a expliqué dans son intervention qu'elle aurait aimé voir mentionnées dans le texte d'autres professions mobilisées lors de la crise sanitaire citant notamment les hôtesses de caisses.
« Si ce texte nous paraît peu utile, il témoigne d’une intention généreuse et doit être compris ainsi »
Même à droite, la proposition de loi n'a pas convaincu. Alain Milon a rappelé que le don de chèques-vacances n'était pas « une demande des soignants ». « Certes, l'idée est généreuse, mais dans un contexte de dégradation de l'hôpital public, ce n'est pas une priorité, et il pourrait être perçu par des esprits soupçonneux comme une opération de communication », a prévenu le président de la commission des Affaires sociales... avant de voter en faveur de la proposition de loi.
« Le rejet du texte pourrait paraître légitime, mais il me paraît difficile de me positionner contre un texte solidaire », a-t-il justifié. Surtout, ce rejet « pourrait être mal interprété ». « Si ce texte nous paraît peu utile, il témoigne d'une intention généreuse et doit être compris ainsi », a résumé Alain Milon.
« La pâle copie qui nous est parvenue de l'Assemblée nationale a été améliorée en commission »
Dans l'hémicycle, l'intervention d'Édouard Courtial, qui a déposé une PPL assez similaire en mars, était attendue. L'élu s'est estimé « plagié » par la majorité du Palais Bourbon. « La méthode me laisse songeuse sur la déontologie de certains députés. (...) Ainsi, la pâle copie qui nous est parvenue de l'Assemblée nationale a été améliorée en commission », a-t-il lancé. Logiquement, Édouard Courtial a voté pour le texte, louant le travail effectué par les soignants depuis plusieurs mois. « Notre gratitude ne sera jamais à la hauteur de leur engagement (...) Ce don est un écho à la générosité dont ils ont fait preuve : ils sont la fierté de la nation ».
Un vote tactique
Si cette proposition de loi a été adoptée, c'est donc (surtout) grâce au travail de Frédérique Puissat. En voyant arriver la PPL de l'Assemblée nationale, la rapporteuse a avoué « être surprise ». « L'exposé des motifs revendiquait l'ambition de rendre possible l'impossible, mais la portée du texte était bien plus modeste »
« Voter un texte à l’aveugle ne me paraissait pas satisfaisant », a-t-elle expliqué, justifiant la réécriture complète qu’elle a effectuée. Mais surtout, Frédérique Puissat a expliqué que la commission avait songé à rejeter « purement et simplement » cette proposition de loi. « Néanmoins, un rejet par le Sénat aurait sans doute amené le gouvernement après l’échec probable d’une CMP à donner le dernier mot à l’Assemblée nationale et nous n’aurions pas joué pleinement notre rôle de législateur, en laissant passer, sans tenter de l’amender, un texte comme celui-ci », a-t-elle poursuivi.
« Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. Celle-ci dans ces fondements, est peut-être plus grave encore »
Ainsi, sans réelle envie, sachant le faible impact de la proposition de loi qu’il étudiait, le Sénat l’a adoptée, de manière tactique. « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. Celle-ci dans ces fondements, est peut-être plus grave encore », a affirmé Bernard Jomier, avant d’alerter le gouvernement lors de son explication de vote :
« Les possibles récipiendaires n’en veulent pas : toutes les organisations de soignants ont dit que cette mesure ne rencontrait pas leur accord ! Alors pourquoi vouloir à tout prix l’adopter ? Soit c’est une opération de communication politique, soit c’est la marque d’une coupure avec le pays et avec les soignants. Il ne faut pas envoyer des signaux d’incompréhension ».
Dehors, à quelques centaines de mètres du Palais du Luxembourg, au moins plusieurs milliers de soignants et leurs soutiens réclamaient une hausse immédiate des salaires. Sur les pancartes, on pouvait lire des slogans comme « nous ne demandons pas l’aumône ».