Le sort des travailleurs indépendants des plateformes numériques aura fait l’objet de plusieurs initiatives parlementaires ces derniers mois au Sénat. Les derniers travaux en date sont le fruit de la réflexion d’une mission d’information, « sur le droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants », qui a rendu officiellement ses conclusions le 21 mars.
Le rapport, rédigé par deux sénatrices et un sénateur de la majorité de droite et du centre, liste une série de 14 recommandations pour améliorer la situation des coursiers à vélo ou des chauffeurs de TVC, par exemple. La plupart consistent à étendre à ces personnes le bénéfice de certaines garanties qu’offre le Code du travail aux salariés, ce qui recoupe en partie des demandes formulées par la gauche de la Haute assemblée. Au total, entre 100 000 et 200 000 personnes, qui utilisent de façon plus ou moins régulière ces plateformes, seraient concernées, soit 1 % de l’emploi en France. Mais tous ne seraient pas économiquement dépendants des plateformes, certains y trouvant simplement un complément de revenu, nuance le rapport.
Déjà deux initiatives législatives en l’espace de six mois
En janvier dernier, la Haute assemblée avait déjà eu l’occasion de se pencher sur une proposition de loi du groupe socialiste (relire notre article). La principale innovation du texte résidait dans l’utilisation de la coopérative, comme solution aux nombres angles morts dans la protection des travailleurs des plateformes. Le texte avait été rejeté, considéré comme « incomplet » et porteur de réponses non « viables ». Un autre texte, déposé par le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) en septembre, et qui sera débattu en séance le 4 juin, propose, quant à lui, un statut pour ces travailleurs, à mi-chemin entre le salariat et le régime indépendant, tout en introduisant de nouveaux droits sociaux (relire notre article). Sur ce point, la mission sénatoriale a estimé que tout statut intermédiaire n’était pas « souhaitable », redoutant des effets contraires aux objectifs poursuivis.
Protection contre les ruptures abusives de relation de travail et droit aux congés
La crise sanitaire du Covid-19 n’a fait que renforcer la nécessité pour la commission des Affaires sociales de se pencher précisément sur la situation de ces travailleurs, bien souvent désarmés face aux accidents et au fonctionnement des algorithmes des plateformes. Le rapport sénatorial note que le secteur de la livraison à vélo, le plus emblématique, est une activité « faiblement rémunératrice », car il est difficile d’effectuer un volume d’heures permettant de dégager une rémunération suffisante.
L’épidémie, avec ses conséquences sanitaires et économiques, « rend plus évident que jamais le besoin de protection de certains travailleurs », selon Michel Forissier, sénateur LR du Rhône, l’un des trois co-rapporteurs. Comment combler ces principaux défauts ? Le rapport de la mission d’information propose notamment de calquer plusieurs dispositions de la législation qui bénéficient aux salariés. Ce serait ainsi le cas de l’obligation de motiver la rupture d’une relation de travail, un point sur lequel les collectifs de coursiers alertent régulièrement. Plusieurs coursiers ont été « désactivés » d’une application sans explication.
Les nouvelles garanties concerneraient également le droit aux congés (à travers un système de cotisation à une caisse), ainsi que le principe de non-discrimination. La sénatrice LR de l’Isère, Frédérique Puissat, l’un des trois co-rapporteurs de la mission, insiste aussi sur la nécessité de généraliser certains aspects de la protection sociale auprès de ces travailleurs, comme l’obligation pour l’opérateur de proposer une complémentaire santé ou d’imposer la souscription à une assurance contre les risques d’accident, notamment dans les domaines d’activité les plus accidentogènes. Les livraisons à vélo décrochent un sinistre record.
« La question du statut n’est pas l’essentiel », selon le sénateur LR Michel Forissier
De façon générale, le rapport de la mission d’information considère que « la question du statut n’est pas l’essentiel », préférant « encourager » ces mutations du travail en « renforçant la protection de l’ensemble des actifs. « Plaquer le modèle du salariat sur des situations auxquelles il n’est pas adapté ne répondrait ni aux aspirations des travailleurs concernés, ni aux besoins de la société », estime Michel Forissier.
Dans cette même logique, les sénateurs ont appelé à construire un cadre de représentation de ces travailleurs – c’est là aussi l’un des grands angles morts. Toutefois, « sans le calquer sur celui du salariat ». Le rapport ne méconnaît pourtant pas certains freins à l’émergence d’une représentation : les travailleurs sont souvent isolés et mis en concurrence les uns avec les autres. Ces instances représentatives auraient pour rôle de définir des thèmes instances pour la négociation collective. Autre possibilité pour réguler les plateformes : des agréments pour certains secteurs.
« Les interventions des pouvoirs publics susceptibles de fragiliser ces acteurs émergents doivent être calibrées avec précaution », insiste le rapport
Les rapporteurs ont également souligné les réserves qu’ils avaient sur le rôle des chartes sociales des plateformes, voulues par le gouvernement. Une solution qualifiée d’ « insuffisante ». Cette faculté, introduite dans la loi d’orientation des mobilisés (LOM) à l’article 44, contre lequel s’était opposé le Sénat, permet aux opérateurs de fixer dans une charte une série de droits et devoirs envers les travailleurs indépendants de type coursiers et chauffeurs de VTC.
Le Conseil constitutionnel avait censuré en décembre une partie du dispositif pour permettre au juge de continuer de requalifier certaines relations en contrat de travail. Au mois de mars, la Cour de cassation avait d’ailleurs requalifié une relation contractuelle entre Uber et un chauffeur en contrat de travail (relire notre article). Face à cette jurisprudence, le rapport du Sénat alerte les pouvoirs publics. Toute intervention en la matière devra être « calibrée avec précaution » car elles pourraient « fragiliser ces acteurs émergents » et le salariat (et son corollaire : la subordination) n’est pas une demande massive des travailleurs des plateformes, selon les sénateurs.
De manière plus large encore, le rapport préconise de « remettre à plat » les règles qui s’appliquent au régime de la microentreprise, choisi par de nombreux travailleurs des plateformes. La commission des Affaires sociales estime que ce système est de faveur à créer des « trappes à précarité ».