C’est une première qui a pu surprendre les parlementaires. En 2018, le gouvernement a lancé un appel d’offres pour sous-traiter à un cabinet privé la rédaction de l’exposé des motifs du projet de loi d’orientation des mobilités (LOM) et de l’étude d’impact de la loi. Un projet de loi se compose de plusieurs parties. La première est normative, ce sont les articles du texte, destinés à modifier ou enrichir notre législation. A ces articles s’ajoute l’exposé des motifs, un argumentaire politique dans lequel le gouvernement résume l’esprit du texte et en dresse les grandes finalités. Comme son nom l’indique, l’étude d’impact évalue les incidences et les conséquences d’un projet de loi, qu’elles soient économiques, sociales, financières ou encore environnementales. En clair, quels sont les bénéfices attendus. Ce texte obligatoire doit également lister les différentes options possibles pour parvenir à l’objectif recherché.
Il y a deux ans, le Conseil constitutionnel a validé ce recours à un prestataire, un cabinet d’avocats international en l’occurrence. Il n’empêche, quelques parlementaires s’étaient émus de cette externalisation, qui faisait courir le risque, selon les opposants à cette pratique, de conflits d’intérêts. Au début de l’examen du texte en commission, le sénateur socialiste Mickaël Vallet s’était indigné du procédé sur Twitter. « A un cabinet privé ? ! Et pourquoi pas directement à Eiffage ? Ils sont petits bras et pudiques au ministère des transports. J’ai honte pour eux. Honte ! »
Cette sous-traitance rédactionnelle n’est pas tombée dans l’oubli, elle fait partie des nombreux points que la commission d’enquête sénatoriale, sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques, cherche à élucider. Celle-ci a profité de la venue du Secrétariat général du gouvernement le mercredi 5 janvier pour poser la question, sous serment. Cet organisme, placé sous la dépendance du Premier ministre, a pour mission d’organiser le travail gouvernemental. Il remplit notamment une mission de conseil juridique. C’est lui qui est chargé de transmettre les projets de loi, une fois bouclés, au Conseil d’Etat, avant leur présentation en Conseil des ministres.
Pour l’actuelle secrétaire générale du gouvernement, cette externalisation n’est « pas aberrante »
A l’époque, le Conseil d’Etat avait relevé des « insuffisances » dans la rédaction de l’étude d’impact. La plus haute juridiction administrative française avait ainsi épinglé la partie sur le transfert de la compétence en matière de mobilité locale aux communautés de communes. « Non seulement elle ne présente ni le dispositif retenu, ni les objectifs qu’il poursuit, mais, en outre, elle met en avant, pour le justifier, un constat erroné ». Ce choix inédit d’externaliser la rédaction a été rappelé à la secrétaire générale du gouvernement, Claire Landais, à deux reprises durant l’audition sous serment. A la fois par le président LR, Arnaud Bazin et la rapporteure, Éliane Assassi (communiste). « Expliquez-moi pourquoi il était nécessaire d’avoir recours à un cabinet privé pour la rédaction de l’exposé des motifs et de l’étude d’impact de cette loi », a demandé la sénatrice de Seine-Saint-Denis.
Nommée en 2020 à la tête du Secrétariat général du gouvernement, Claire Landais n’était donc pas aux responsabilités lorsque l’étude d’impact en question a été commandée. Elle était alors secrétaire générale de la Défense et de la Sécurité nationale. Elle a cependant indiqué que l’administration était « bien armée » en matière d’expertise juridique. « En principe, je vous rejoins, il n’y a pas tellement de raisons d’avoir besoin de conseil juridique […] Vous citez un cas de figure qui semble être une exception à ce principe. »
Claire Landais a affirmé qu’elle ne connaissait pas les motivations de la ministre des Transports de l’époque (Élisabeth Borne). « Je ne suis pas tour de contrôle du recours à des cabinets de conseil », s’est-elle défendue. Mais elle a fait valoir la technicité du texte. Compte tenu « des rubriques qui doivent être renseignées » dans l’étude d’impact, « ça ne me semble pas aberrant que la réflexion sur une étude d’impact ait pu en partie être externalisée », a-t-elle considéré.
Au cours de ses différentes affectations, la haute fonctionnaire a d’ailleurs confié qu’elle n’avait, personnellement, « jamais fait appel à des prestataires extérieurs » pour du conseil juridique. L’absence de « vision centralisée » du recours au conseil extérieur complique la tâche de la commission d’enquête, qui aimerait avoir une cartographie précise du phénomène. « On n’arrive pas pour l’instant à avoir des chiffres », a fait savoir le président Arnaud Bazin. Il s’est contenté d’évaluer ces dépenses de conseil pour l’administration entre 600 et 700 millions d’euros par an.
« Ce n’est pas culturel chez nous »
Dans un deuxième temps, le socialiste Mickaël Vallet a relancé les questions sur l’externalisation polémique de 2018, en insistant cette fois sur l’exposé des motifs, autrement dit l’argumentaire gouvernemental du projet de loi. « Le choix des mots, ça pose un cadre, et un cadre politique quand il s’agit d’exposé des motifs d’une loi […] Cela a été d’autant plus étonnant que la responsabilité de la rédaction de l’exposé des motifs était celle d’une ministre qui connaît l’administration, elle a été préfète de région, directrice de cabinet du ministère de l’Ecologie, et qu’elle connaît le privé, pour avoir exercé des fonctions dans le privé, et notamment dans le domaine des transports. Cet étonnement, il me semble assez légitime. »
Le président Arnaud Bazin en a profité pour demander à la Secrétaire générale si celle-ci avait connaissance d’autres interventions extérieures dans les rédactions d’études d’impact. « Non, pas à ma connaissance […] Je n’ai pas plongé dans le détail de ce précédent qui, à mon sens, est unique. Cela montre que ce n’est pas culturel chez nous […] Je peux comprendre l’émoi que ça a pu susciter, mais je pense que c’est assez exceptionnel », a assuré la secrétaire générale.
La haute fonctionnaire a ajouté qu’elle n’avait entendu parler de cette prestation uniquement sur l’étude d’impact et non l’exposé des motifs. En 2018, le cabinet d’Élisabeth Borne et le cabinet Dentons ont assuré au Monde que la plupart du travail a été effectué sur l’étude d’impact. Pour Claire Landais, l’étude d’impact est bien différente du texte même de la loi, c’est « une appréciation qui peut relever de techniques qui ne sont pas toutes internalisées ».
Au-delà de l’emploi des deniers publics, la commission d’enquête cherche notamment à savoir si les cabinets de conseil privés ont pu, à un moment, influencer les travaux gouvernementaux. Pour Claire Landais, la rédaction normative et politique reste à la main du gouvernement. « On n’est pas guettés par le risque que les cabinets de conseil prennent la main. » La commission d’enquête va, quant à elle, continuer ses investigations pendant plusieurs semaines.