Les nerfs se tendent, les cerveaux chauffent… Pas de doute, l’ouverture de la commission mixte paritaire (CMP) sur le projet de loi de finances (PLF) est imminente. Ce vendredi, sept députés et sept sénateurs tenteront d’accoucher un texte commun, dans une réunion penchant globalement à droite, et qui pourrait durer jusqu’à samedi soir – ou tourner court à l’échec dès vendredi midi, selon la disposition des parlementaires à mettre de l’eau dans leur vin. A gauche de la table, les socialistes réclament dix milliards de recettes de plus – pour autant de dépenses, tandis que la majorité sénatoriale, entend trouver des économies pour ramener tant bien que mal le déficit à 5,1 %, au minimum. Chez les LR et les centristes de la Chambre haute, le ton monte et la passe-d’armes avec le gouvernement, sur la responsabilité du trou dans les comptes, ne contribue pas à calmer les esprits. A notre micro, Jean-François Husson voulait encore croire à un atterrissage hier, « pas à n’importe quel prix », précisait-il tout de même.
En position de force, le socle commun considère la possibilité d’aboutir à une CMP conclusive, selon ses propres marqueurs. Néanmoins, une fois validé dans ce conclave parlementaire, le texte doit encore être approuvé par l’Assemblée nationale et le Sénat, pour être définitivement entériné. Et la Chambre basse semble peu encline à accepter de tels gages. Si l’exécutif peut espérer une abstention du Parti Socialiste, la France insoumise et le Rassemblement national s’y opposeront sans surprise, et les Verts ont fait savoir ce jeudi, par la voix de leur présidente Cyrielle Chatelain sur franceinfo, qu’ils voteraient contre, même en cas de compromis. De quoi rendre l’adoption du PLF pratiquement impossible, sauf revirement de dernière minute, et conduire au recours inévitable d’une loi spéciale, le 49-3 étant toujours boudé par Matignon. A moins que… La séquence politique inédite nous a habitués à des innovations législatives et constitutionnelles, et la liste continue à s’allonger. Dernière en date révélée par les Echos : l’idée d’une « ordonnance négociée ». Contrairement à celle classique, toujours exclue jusqu’à présent, celle négociée reprendrait la copie issue d’une CMP conclusive, plutôt favorable à la droite donc, en y intégrant certains éléments moyennant la non-censure du gouvernement par les troupes d’Olivier Faure. Une manière de sauver la pratique du compromis parlementaire, particulièrement chère à Sébastien Lecornu. Sauf que cette piste ne passe pas du côté des constitutionnalistes : « C’est partir d’un procédé légal et constitutionnellement prévu, mais démocratiquement ravageur », plante Thibaud Mulier.
Un bricolage « particulièrement inquiétant »
Outil défini à l’article 47 de la Constitution, l’ordonnance n’a pas de précédent sous la Ve République, n’ayant encore jamais été utilisée. Néanmoins, « une telle ordonnance ‘négociée’ n’est pas possible », assure le professeur de droit public à l’université de Lille, Jean-Philippe Derosier, « le texte même de la Constitution et de la loi organique (article 40) paraît indiquer que l’ordonnance ne peut pas intégrer des amendements adoptés au cours du débat parlementaire ». Et de s’interroger : « La possibilité d’intégrer des amendements soulève d’inévitables questions. D’abord, lesquels ? Ceux qui ont été votés ? Ceux qui ont été déposés ? A quelle lecture ? Puis, qui décide desquels ? Forcément le gouvernement. Mais doit-il tous les intégrer ? Seulement ceux qu’ils souhaitent ? ». Une telle décision ne rassure pas le constitutionnaliste : « Dans cette dernière hypothèse, imaginez la dérive autoritaire ainsi ouverte ! Le gouvernement pourrait faire en sorte de retarder l’adoption du PLF pour que le délai soit échu et arrêter le budget par ordonnance, avec les modifications qu’il souhaite ».
Le terme « négociée », laisse le constitutionnaliste Thibaud Mulier dubitatif : « Ça n’a aucun sens. Le déclencheur d’une ordonnance c’est une situation où le Parlement n’aurait pas réussi à se mettre d’accord, donc le gouvernement reprend la main. Ce qui sous-entend qu’il la reprend tout seul ». Le maître de conférences à l’université Paris Nanterre rappelle la différence entre une loi, « caractérisée par la délibération des parlementaires et donc les dissensus », et une ordonnance, « qui est un acte réglementaire caractérisé par son unilatéralité, c’est-à-dire par l’unité de décision du gouvernement ». Et d’ajouter : « Dire qu’une ordonnance peut être négociée, c’est bricoler de manière particulièrement inquiétante, c’est utiliser un procédé non délibératif formellement, mais aller négocier sur un coin de table avec quelques groupes politiques, pour négocier, in fine, une non-censure et avoir un budget »
« C’est pire que le 49-3 »
Finalement, cette piste, « c’est pire que le 49-3 », déplore Jean-Philippe Derosier. Cet article de la Constitution, pour l’heure toujours mis de côté par Sébastien Lecornu, permet au Premier ministre d’engager sa responsabilité et celle de ses troupes sur un texte devant les députés. Deux issues sont alors possibles : l’approbation à la majorité d’une motion de censure, ou l’aval de l’Assemblée nationale sur la copie présentée. Dans le cas d’une ordonnance, aucune des Chambres ne donne son avis. Bien qu’un dépôt d’une motion de censure a posteriori soit toujours envisageable – et donc la chute du gouvernement, même aboutie, celle-ci ne permettrait pas d’invalider les ordonnances. « C’est contraire aux principes parlementaires et démocratiques les plus élémentaires : si le Parlement existe, c’est d’abord et avant tout pour voter le budget. Or là, il ne servirait strictement plus à rien », conclut le constitutionnaliste.