Emmanuel Macron se rend, ce 13 décembre, à Budapest, dernière étape de sa tournée européenne avant de prendre la présidence tournante du Conseil de l’UE. Il va notamment rencontrer le Premier ministre Viktor Orban, un « adversaire » sur le plan des valeurs mais un homme que le chef d’Etat français a également qualifié de « partenaire européen ». Le président français a en effet admis qu’il existe des « désaccords » sur « l’Etat de droit », avec la Hongrie, pointée du doigt pour une récente loi discriminante à l’égard des LGBT. Parallèlement, Emmanuel Macron a aussi reconnu jeudi dernier qu’il pouvait y avoir une « capacité à trouver des compromis utiles ».
Pour aborder les enjeux de cette visite, nous nous sommes entretenus avec Thibaud Gibelin, essayiste et doctorant. Il a récemment signé l’ouvrage « Pourquoi Viktor Orban joue et gagne - Résurgence de l’Europe centrale ». Il est actuellement professeur invité au Mathias Corvinus Collegium, à Budapest. Il a également travaillé plusieurs années au Parlement européen, comme assistant parlementaire.
Il n’y avait pas eu de visite de chef d’Etat français depuis 14 ans. Comment expliquer cette rareté ? Diriez-vous que la France sous-estime cette région ?
C’est une évidence. La dernière visite, c’est celle de Nicolas Sarkozy en 2007, dont le père était d’origine hongroise. La culture politique française est très centrée sur cet espace hexagonal, elle a du mal à prendre au sérieux ce qu’il y a au-delà de l’Allemagne. La perte de vitesse de l’influence française est manifeste depuis 2004, quand la Hongrie a intégré l’Union européenne. La France n’a plus essayé de peser car elle ne pouvait pas lutter contre l’Allemagne, de par sa proximité géographique et les investissements qu’elle entreprend. L’Europe centrale fonctionne comme l’atelier de la puissance industrielle allemande.
Il y a eu un recul de l’influence française parce que le leadership français s’exprime en Europe notamment sur des questions idéologiques. La France se spécialise sur une approche très idéologique de son influence extérieure et c’est ce que l’Europe centrale est le moins en mesure d’entendre.
Avec le départ d’Angela Merkel de la chancellerie et la présidence française du Conseil de l’Union européenne, est-ce qu’il n’y a pas là une occasion de reconquérir cette influence perdue ?
L’agenda est extrêmement propice à cette tentation. Mais, la présidence tournante, c’est six mois. C’est bref et il y a pour une large part de la communication : elle a quelque chose de relativement symbolique. La France a décliné un très large éventail de sujets. Ça n’avancera peut-être pour aucun gros dossier. La réforme de l’Union européenne, pour mettre fin aux votes à l’unanimité, requiert elle-même l’unanimité, cela n’aboutira peut-être pas. Si ça ne fonctionne pas, c’est à cause des réticences de l’Europe centrale, de l’axe Budapest-Varsovie. C’est abusif, mais c’est une technique de communication, qui permettra à Emmanuel Macron de sauver la face. Il y a des connivences entre Viktor Orban et Emmanuel Macron. Certaines oppositions sont bien pratiques, on peut incriminer une figure visible, identifiable.
Les compromis avec la Hongrie sont-ils possibles, alors que les Français, et au même moment les Hongrois, ont rendez-vous dans les urnes en avril 2022 ?
Il y a plusieurs aspects. Viktor Orban est pour une Europe plus structurée sur le plan de la Défense. Emmanuel Macron aussi. Une avancée en termes de Défense sera une avancée intéressante pour la France, qui est la seule grande puissance militaire de l’Union depuis que le Royaume-Uni est parti.
Sur l’énergie, la Commission européenne va bientôt prendre sa décision, pour savoir si on considère ou pas le nucléaire comme une énergie verte. La France est soutenue sur ce sujet notamment par les pays du groupe du Visegrad, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie.
Et quelle que soit la coalition en Allemagne, il y a un intérêt à atténuer cette animosité idéologique entre l’Europe centrale et le reste de l’Europe, car c’est remettre les clés de la décision à l’Allemagne. Quand Paris et Budapest se querellent, c’est Berlin qui se retrouve arbitre.
Est-ce qu’ils vont surjouer leur antagonisme, qui se manifeste plus ou moins fort depuis 3 ans ? En d’autres termes, est-ce Emmanuel Macron et Viktor Orban vont chercher à renforcer le leadership qu’ils s’entendent incarner l’un et l’autre ?
Les deux cas ne sont pas similaires. En 2017, Emmanuel Macron a adopté une rhétorique très agressive contre l’Europe centrale, en projetant l’opposition qu’il avait en interne avec le Rassemblement national. Les Hongrois savent qu’ils sont un petit pays, sont plus tactiques et modérés dans les remontrances qu’ils peuvent adresser aux grands pays. La nouvelle coalition en Allemagne est perçue comme plus agressive qu’Emmanuel Macron vis-à-vis de la Hongrie. Il y a quelques jours à la radio, Viktor Orban a fait une déclaration tranchée, en expliquant que la Hongrie ne suivrait pas l’Allemagne dans la voie vers un « État post-chrétien et post-national ». On a l’impression que dans les mois qui viennent, Viktor Orban préfère désigner l’Allemagne comme le pays avec lequel il a le maximum de difficultés, et ménager la France. Il pourrait proposer à Emmanuel Macron une paix des braves, et ils pourraient tous les deux gagner, l’un et l’autre, à partager les bénéfices d’une accalmie.
Quelle stratégie à l’égard de la Hongrie peut être payante ?
Emmanuel Macron n’a pas d’adversaire sur sa gauche, il n’y a pas de candidat qui dépasse les 10 % d’intention de vote. Marine Le Pen et Éric Zemmour sont venus à Budapest et ont été reçus avec des égards. Pour monter en gamme, Emmanuel Macron va rencontrer le président Janos Ader et participera aux discussions des pays du groupe de Visegrad, dont la présidence est assurée par la Hongrie. Il se paye le luxe de rendre hommage à la philosophe Agnes Heller, détestée par Viktor Orban, et de rencontrer des partis d’opposition. Pour le coup, ce sera un signal médiatique adressé à l’électorat en France. S’il n’y avait pas cette rencontre avec l’opposition, cela pourrait passer pour une forfaiture. Il a fait la tournée de toutes les capitales pendant son mandat, Budapest est la dernière sur la liste : il n’aura pas besoin de se justifier.
Entre Viktor Orban et Emmanuel Macron, il y a peut-être des oppositions antithétiques mais il n’y a pas d’oppositions antinomiques. Il y a quelques principes affichés en termes de politique sociétale, mais ces gros cailloux que sont la dimension stratégique européenne, les enjeux économiques, les besoins d’investissements, font qu’il ne peut y avoir d’oppositions antinomiques.
Les relations ont aussi été tendues ces dernières années avec le groupe de Visegrad. Quel est l’enjeu pour Emmanuel Macron de cette rencontre ?
L’intérêt pour Emmanuel Macron est plutôt de faire acte de présence. Les pays d’Europe centrale sont friands de l’attention et de la considération que les grands pays d’Europe occidentale peuvent leur donner. Le travail n’est pas très compliqué, il faut qu’il fasse preuve d’empathie, d’écoute, qu’ils mettent en épingle les quelques sujets de convergences qu’ils ont. Le fait d’avoir une reconnaissance de la part de Paris est quelque chose qui n’est pas anodin.
Ce ne sont pas seulement les 65 millions d’habitants du groupe de Visegrad qui sont là, ce sont les 100 millions d’habitants de l’Union européenne intégrée entre 2004 et 2013, qui ont pour centre névralgique le noyau constitué par le groupe de Visegrad. C’est un marché devenu incontournable, une région qui a encore un potentiel de croissance importante, une zone géographique qui a pris une envergure colossale.