C’est un amendement qui devrait faire débat. Il ouvre la voie au vote électronique pour la présidentielle de 2022. Il a été déposé sans bruit, ce mardi, par le gouvernement, dans le cadre du projet de loi organique sur l’élection présidentielle. Déjà adopté à l’Assemblée, il est examiné en séance au Sénat jeudi. Ce texte n’avait pas jusqu’ici suscité d’indignation particulière. Il comporte diverses mesures plutôt techniques, comme publicsenat.fr l’évoquait dès décembre.
A la faveur de la navette parlementaire, le gouvernement a donc déposé un amendement qui « instaure un vote par anticipation pour l’élection présidentielle », selon l’exposé des motifs. « Les électeurs peuvent demander à voter dans une autre commune, de leur choix, parmi une liste de communes arrêtées par le ministre de l’intérieur. Ce vote par anticipation a lieu à une date fixée par décret, durant la semaine précédant le scrutin. (Il) est effectué sur une machine à voter, dont les suffrages sont dépouillés en même temps que les autres bureaux de la commune, afin d’éviter les risques de fraude ou d’influence sur le vote des autres électeurs » précise l’amendement gouvernemental.
« Une mention portée sur la liste électorale de la commune d’inscription de l’électeur empêche un double-vote : l’électeur qui a voté par anticipation ne peut pas voter dans sa commune. A l’inverse, s’il n’a finalement pas voté par anticipation, il peut voter dans son bureau de vote » est-il encore précisé. Pour les Français de l’étranger, « ce vote par anticipation pourra également avoir lieu dans des villes étrangères ».
« Cette habileté politicienne vient finalement tromper le jeu démocratique »
Cette initiative de dernière minute du gouvernement passe visiblement mal au Sénat. « Nous avons été stupéfaits, ce matin, quand nous avons appris qu’en bout de course d’examen parlementaire, le gouvernement déposait cet amendement » venu « de l’Elysée », réagit auprès de Public Sénat Bruno Retailleau, patron du groupe LR du Sénat et possible candidat à l’élection présidentielle. « Quand le gouvernement dépose un amendement, ça lui permet de ne pas passer sous l’examen du Conseil d’Etat. On se prive aussi d’un travail approfondi du Parlement » souligne le sénateur de Vendée. Autre critique : « Ça crée une rupture d’égalité car les gens habitant les villes pourraient avoir l’occasion de voter un mercredi, puis un dimanche » et pas les gens des zones rurales reculées, pointe Bruno Retailleau, qui se « demande même si c’est bien d’ordre constitutionnel » (voir la première vidéo).
« Apres le débat sur la proportionnelle, à nouveau, on essaie de fausser le jeu. En tout cas, on est sur des magouilles politiciennes alors qu’on est encore en crise sanitaire. Ça dénote un mépris profond, en tout cas une légèreté insoutenable vis-à-vis de la chose démocratique » lance le président du groupe LR. « Il y a bien un mobile pour ce crime, il y a bien un motif » pour « cette habileté politicienne qui vient finalement tromper le jeu démocratique » s’interroge le sénateur, qui a une idée :
Monsieur Macron recherche un électorat plutôt urbain, qui pourrait partir en villégiature le dimanche et dont on aimerait qu’il vote le mercredi pour le laisser libre de ses choix le dimanche.
« Le vote anticipé n’est pas du tout dans la tradition républicaine, ni démocratique française » ajoute encore Bruno Retailleau. D’autant que « la campagne n’est pas terminée. Il peut y avoir un événement le jeudi qui vient contrarier le vote de la personne et modifier son jugement. Et là, on ne pourra pas revoter » ajoute le sénateur Stéphane Le Rudulier, rapporteur LR du texte.
Sur le sujet, la majorité sénatoriale fait front commun. « Cet amendement arrive comme un cheveu sur la soupe, sans aucune concertation, ni discussion […] circulez, il n’y a rien à voir » s’étonne le président du groupe centriste, Hervé Marseille, qui s’y opposera. Il ajoute :
Cet amendement est un O.V.N.I., j’ai du mal à comprendre à quoi ça sert.
S’il ne fait pas de doute que l’amendement sera rejeté au Sénat, les députés auront le dernier mot sur le texte. Le gouvernement pourra réintroduire l’amendement à l’Assemblée.
Le vote électronique déjà évoqué au Sénat
Si Bruno Retailleau est pour le moins remonté, l’idée d’un vote électronique a pourtant déjà été évoquée dans ses propres rangs, au Sénat. C’est l’ancien président LR de la commission des lois, Philippe Bas, qui avançait cette idée. En octobre 2020, il en faisait un argument contre le report des régionales.
« Avant de songer à reporter des élections, il faut réfléchir aux moyens de les sécuriser. […] Apprenons à organiser des campagnes et des scrutins en toute sécurité : campagnes numériques, vote électronique, vote par correspondance sécurisé, possibilité de deux procurations par mandataire, etc. Et il faut y travailler de toute urgence pour être prêts à temps. C’est indispensable en prévision de 2022 aussi, pour être prêts à toute éventualité » affirmait à publicsenat.fr Philippe Bas… Au final, lors de l’examen du texte sur les régionales, le Sénat s’en est tenu à la double procuration, refusée par le gouvernement, ou à la procuration pour un proche vivant dans une autre ville.
« Le vote par anticipation peut être une solution. Mais pas comme ça » pour Patrick Kanner
A gauche, Patrick Kanner, président du groupe PS, est plus mesuré que son homologue LR. Et pour cause. Il n’est pas opposé, sur le fond, au principe du vote anticipé. « Le groupe PS a même déposé des amendements en ce sens » rappelle l’ancien ministre. « Le vote par anticipation peut être une solution. Mais pas comme ça. Pas en évitant l’étude d’impact, pas avec un amendement mal ficelé, qui évoque des machines à voter qui font l’objet d’un moratoire aujourd’hui. […] Et les maires n’ont pas été associés du tout. C’est un amendement deus ex machina qui vient de l’Elysée manifestement » dénonce le patron des sénateurs PS, qui ne parle pas de manœuvre mais plutôt de « maladresse ». Regardez :
Patrick Kanner sur le vote électronique
Avec ce projet de loi, le gouvernement pensait dans un premier temps devoir réduire la durée des comptes de campagne de la présidentielle, pour éviter le chevauchement avec ceux des régionales, reportées en juin 2021. Une « spéciale Bertrand ! » souriait-on dans les ministères (lire ici). Au final, le Conseil d’Etat a rassuré l’exécutif sur ce point : ça ne pose pas de problème. On ne touche à rien. Le Sénat a pourtant modifié le texte en commission pour éviter ce chevauchement. Mesure sur laquelle le gouvernement veut maintenant revenir.
« Nous ne sommes pas capables d’être sûrs que le scrutin électronique soit entièrement incontestable. Des cas de fraude peuvent être relevés » affirmait Darmanin
Quant à l’idée du vote électronique, elle semble être dans les cartons du gouvernement depuis quelques mois. Auditionné par le Sénat en juin dernier, avant le second tour des municipales, sur l’opportunité du vote par correspondance, l’ancien ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, avait proposé de se pencher sur la question du vote électronique : « Nous devrions avoir un dispositif de sécurité sur l’identité numérique d’ici la fin du quinquennat, nous pourrions l’utiliser pour le vote électronique » avait-il avancé (voir ici).
L’idée avait pu être ensuite avancée par Stanislas Guérini, numéro 1 de LREM. Mais en novembre dernier, lors des questions d’actualité au gouvernement, l’actuel ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, écartait pourtant clairement l’option. « Nous ne sommes pas capables d’être sûrs que ce scrutin, comme le scrutin électronique, soit entièrement incontestable. Des cas de fraude peuvent être relevés », avait lancé Gérald Darmanin, interpellé sur le vote par correspondance. Visiblement, il arrive à tout le monde de changer d’avis.