La carte des résultats électoraux dans les Outre-mer n’a plus rien à voir avec celle qui prévalait au soir du second tour de la présidentielle de 2017. Excepté dans le Pacifique (Polynésie, Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna), Marine Le Pen est arrivée le 24 avril nettement en tête dans tous les autres territoires ultramarins, sur fond d’abstention record. Emmanuel Macron ne progresse qu’en Nouvelle-Calédonie. Dans ce duel, la candidate du Rassemblement nationale est devenue le réceptacle des colères sociales et sanitaires. Dans plusieurs départements, l’évolution en cinq ans est spectaculaire. En Guadeloupe, elle a recueilli 69,6 % des voix, contre 24,9 % en 2017. La progression est également massive en Martinique (passant de 22,5 % à 60,9 %) ou à La Réunion (39,8 % en 2017 puis 59,6 % en 2022).
Pour plusieurs parlementaires, ce « vote sanction » à l’égard du président de la République Emmanuel Macron est loin d’être une surprise. « On le savait depuis très longtemps, si vous prenez la chronique de ces cinq dernières années dans les hémicycles. On leur disait : vous préparez une catastrophe. Ils ne nous ont pas écoutés. Le gouvernement, et singulièrement le président de la République, ont sous-estimé le malaise », témoigne Victorin Lurel, sénateur socialiste de la Guadeloupe.
« C’est le rejet de la politique menée pendant cinq ans. On voit que c’est un vote de sanction », appuie sa collègue Victoire Jasmin (PS). « C’est très préoccupant. C’est un véritable rejet qui traduit une grande souffrance et une précarité qui augmente. C’est un électrochoc. Je suis triste car cette situation est presque irréversible », s’inquiète-t-elle. Cet automne, l’archipel avait été le théâtre d’un mouvement social émincé de violences, avec la contestation contre le passe sanitaire comme épicentre. « L’obligation vaccinale pour les soignants a été très mal vécue. Le nombre de personnes sans salaire depuis six mois est un vrai sujet, et cette difficulté s’accumule avec les autres qui existaient déjà », analyse la sénatrice.
« Vote sanction », « vote de rejet », les parlementaires interrogés sont assez unanimes sur la lecture du scrutin. « Ce n’est pas un vote d’adhésion pour Marine Le Pen », insiste Victorin Lurel. Cette vague de défiance, le Cevipof, le Centre de recherches politiques de Sciences Po, l’a également très bien relevée. « Le sentiment anti-Macron est d’une puissance considérable », a noté après de l’AFP le politologue Martial Foucault.
« C’est la politique gouvernementale qui a été foulée aux pieds »
Il y a deux ans, l’Insee indiquait que le taux de pauvreté des départements d’Outre-mer était deux à cinq plus élevé par rapport à la France métropolitaine, et ce, avec un coût de la vie nettement plus haut. « Sur le dérapage des prix en Outre-mer, le gouvernement fait plutôt preuve d’impuissance. Les gens attendent des réponses qu’ils n’ont pas obtenues », souligne Stéphane Artano (RDSE), président de la délégation sénatoriale aux Outre-mer. Même dans sa collectivité de Saint-Pierre-et-Miquelon, Marine Le Pen a dépassé de peu Emmanuel Macron, avec 50,7 % des voix (contre 36,7 % en 2017). « Je crois que c’est la politique gouvernementale qui a été foulée aux pieds, avec les deux ministres qui l’ont incarnée, Annick Girardin puis Sébastien Lecornu. Les réponses ne correspondent pas du tout aux attentes des populations, cela doit vraiment interpeller le gouvernement », estime le sénateur.
Plus que des « promesses non tenus », selon Victorin Lurel, c’est un style de gouvernance qui a scellé le divorce entre les populations ultramarines et l’exécutif à Paris. « On a eu l’impression d’une verticalité psychorigide, l’impression de ne pas être entendu. » Une semaine avant le scrutin, l’ancien président du conseil régional de la Guadeloupe a échangé avec le chef de l’Etat, pour l’avertir du coup de semonce électoral qui se préparait. « Je crois qu’il a compris », raconte-t-il.
« Il faut tirer les conclusions de ce qu’il s’est passé »
Déjà au premier tour, les trois départements des Amérique (Guadeloupe, Martinique, Guyane) avaient exprimé un profond désir de changement, en portant Jean-Luc Mélenchon en tête, à plus de 50 % des voix. Pour Victoire Jasmin, ces résultats électoraux sans appel doivent être pris en compte au plus haut niveau. « Il faudrait qu’il prenne conscience de ce qu’il s’est passé dans nos différents territoires, humaniser la politique, revenir à de la sagesse. » La sénatrice socialiste espère notamment un geste sur la question sensible de la vaccination obligatoire chez les soignants. Un sujet sur lequel Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont été entendus localement, après avoir proposé la réintégration des soignants suspendus. « Il faut revoir le texte, le contenu, revoir les conditions d’applications », plaide Victoire Jasmin. « Dans son discours, j’ai cru comprendre que ce ne serait plus les mêmes méthodes. »
Cette promesse d’un changement de méthode, le sénateur Stéphane Artano l’a également très bien entendue. « Emmanuel Macron devra s’interroger sur sa manière d’appréhender sa politique vis-à-vis de l’Outre-mer. J’ai entendu son message en fin de campagne : je veux responsabiliser les acteurs. Cela veut dire quoi ? Plus de décentralisation à l’égard des collectivités ultramarines qui se sentent sous tutelle de Paris ? Aura-t-il le courage pour ce mouvement ? »
Victorin Lurel espère comme ses collègues un changement de braquet. « Il faut tirer les conclusions de ce qu’il s’est passé, réorienter, réaménager pour mieux agir. Emmanuel Macron doit renouer le lien », appelle le sénateur. Les parlementaires espèrent également la fin d’ « erreurs symboliques » comme le sujet de l’autonomie, évoqué par surprise par le ministre Sébastien Lecornu en pleine crise sociale l’an dernier. Après le choc des résultats de dimanche, Victoire Jasmin estime qu’il ne faut plus brandir avec légèreté ce type de perspective. « Les gens n’ont plus aucune retenue. Ils sont prêts à montrer avec une certaine gravité qu’ils sont prêts à tout. »