Yaël Braun-Pivet peut-elle candidater à la présidence de l’Assemblée nationale en étant ministre ?
Le principe constitutionnel est clair : il y a une incompatibilité entre des fonctions gouvernementales et parlementaires. Nommée ministre des Outre-mer le 20 mai dernier, et sans démission du gouvernement, Yaël Braun-Pivet, réélue députée, aurait déjà dû être remplacée par son suppléant. Mais des précédents vont dans un autre sens, pour Jean-Philippe Derosier, constitutionnaliste.

Yaël Braun-Pivet peut-elle candidater à la présidence de l’Assemblée nationale en étant ministre ?

Le principe constitutionnel est clair : il y a une incompatibilité entre des fonctions gouvernementales et parlementaires. Nommée ministre des Outre-mer le 20 mai dernier, et sans démission du gouvernement, Yaël Braun-Pivet, réélue députée, aurait déjà dû être remplacée par son suppléant. Mais des précédents vont dans un autre sens, pour Jean-Philippe Derosier, constitutionnaliste.
Louis Mollier-Sabet

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Yaël Braun-Pivet a été désignée mercredi soir comme candidate d’Ensemble à la présidence de l’Assemblée nationale, lors d’une sorte de primaire interne au groupe où elle a notamment battu Roland Lescure. C’était probablement l’obstacle le plus important qui se dressait entre l’ancienne présidente de la commission des Lois et le perchoir, puisqu’une majorité relative suffit en principe pour élire le président de l’Assemblée nationale, si les autres forces politiques ne votent pas pour le même candidat, ce qui semble difficile à imaginer entre la Nupes, le RN et LR. En effet, si aucun candidat à la présidence de l’Assemblée n’arrive à rassembler la majorité absolue des voix aux deux premiers tours, la majorité relative suffit au troisième. Les compositions finales des groupes politiques devraient être arrêtées en fin de semaine ou lundi prochain, avant l’élection du président mardi prochain, ou plutôt de la présidente, corrige-t-on déjà à l’Assemblée. Mais avec 245 à 250 députés, ce ne sont pas les votes qui devraient compliquer l’accession de Yaël Braun-Pivet à ce poste hautement prestigieux, mais plutôt un point – un peu fastidieux – de droit public.

>> Pour en savoir plus : Président, vice-présidents, questeurs… tout comprendre de la répartition (complexe) des postes clefs à l’Assemblée nationale

Yaël Braun-Pivet est-elle encore députée ?

Le point de départ du questionnement, c’est l’article 23 de la Constitution qui pose le principe d’une incompatibilité entre les fonctions parlementaires et gouvernementales (« les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l’exercice de tout mandat parlementaire », art. 23 de la Constitution). L’article LO153 du code électoral précise les modalités de cette « incompatibilité », qui « prend effet à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la nomination comme membre du Gouvernement. » Pendant ce délai d’un mois qui sépare la nomination d’un député au gouvernement de l’entrée en fonction de son suppléant, le député en question « ne peut prendre part à aucun scrutin et ne peut percevoir aucune indemnité en tant que parlementaire. » C’est là que les choses se gâtent pour Yaël Braun-Pivet, explique le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier : « Habituellement, au lendemain de l’élection législative, il y a une démission du gouvernement, les députés élus prennent leur fonction, puis un nouveau gouvernement est nommé et le délai prévu commence. Mais là il n’y a pas eu de démission : la question qui se pose, c’est à partir de quand commence à courir le délai concernant Mme Braun-Pivet, qui a été nommée le 20 mai, mais réélue députée le 19 juin. »

Le professeur en droit public précise que figure bien, au Journal Officiel de 22 juin, une « prise d’acte » de la « cessation de mandat de députée » de Yaël Braun-Pivet, ce qui confirmerait que le délai d’un mois est bien dépassé. Or l’enjeu est important, puisque si le délai d’un mois est passé, l’incompatibilité prend effet, et c’est le suppléant ou la suppléante de Yaël Braun-Pivet qui deviendrait officiellement député, l’empêchant ainsi de candidater à la présidence de l’Assemblée nationale. Tout le problème réside dans l’ambiguïté posée par cette réélection : fait-elle repartir le délai d’un mois à compter du 21 juin ? La non-démission du gouvernement Borne avant le début de la nouvelle législature pose aussi question, puisque « l’incompatibilité ne prend pas effet si le Gouvernement est démissionnaire avant l’expiration dudit délai », précise l’article LO153 du code électoral. Pour Jean-Philippe Derosier, la « lecture littérale des textes » voudrait « qu’à compter du 22 juin, puisque Mme Braun-Pivet était toujours membre du gouvernement, c’est son suppléant qui devait être investi. Elle ne serait ainsi [à l’heure actuelle] pas députée et resterait membre du gouvernement. » Et ne pourrait donc pas candidater au perchoir.

Des précédents qui permettraient une candidature de Yaël Braun-Pivet au perchoir

Sauf que le constitutionnaliste s’empresse d’ajouter que « la lecture littérale des textes est contredite par des précédents. » Le premier provient d’un contexte un peu semblable à celui d’aujourd’hui. Le 12 juin 1988, le second tour des élections législatives ne donne en effet pas de majorité absolue à François Mitterrand après sa réélection. Michel Rocard, nommé Premier ministre la 10 mai après le second tour de la présidentielle, dans des délais semblables à Élisabeth Borne, présente sa démission le mardi 14 juin et François Mitterrand « en prend acte », tout en demandant « au Gouvernement de poursuivre sa tâche jusqu’à l’installation de la nouvelle Assemblée nationale le jeudi 23 juin 1988 », selon un communiqué de la présidence de la République. Le délai d’un mois depuis la formation du gouvernement Rocard I était donc dépassé, pourtant, après la démission effective du gouvernement le 23 juin, les ministres qui avaient été élus députés sont bien allés voter pour envoyer Laurent Fabius au perchoir, et François Mitterrand a formé le gouvernement Rocard II le soir même.

Quelques années plus tard, Michel Barnier est nommé au gouvernement Balladur (1993-1995), puis son suppléant Hervé Gaymard, est lui aussi intégré au gouvernement après l’élection de Jacques Chirac. Le siège de député devient vacant et une élection partielle est donc organisée, à laquelle se présente Hervé Gaymard, qui est élu et reste au gouvernement. Or Jean-Philippe Derosier explique « qu’un mois plus tard, il est enregistré qu’il est démissionnaire et que son suppléant prend le relais. » Pour le constitutionnaliste, ce précédent montre bien que « contrairement à l’analyse littérale du texte, il y a bien une démission et renomination tacite du fait de l’élection qui refait courir le délai d’un mois. » Et finalement, « pour Mme Braun-Pivet l’analyse littérale du texte pourrait conduire à ce qu’elle ne soit pas candidate au perchoir, mais les précédents démontrent qu’elle peut l’être puisque depuis l’élection elle est redevenue députée. » Jean-Philippe Derosier précise tout de même « qu’en revanche, si elle n’a pas démissionné d’ici là, elle ne pourra pas voter et ne pourra pas prendre part aux débats et présenter verbalement sa candidature. » L’élection de la présidente de l’Assemblée nationale se ferait donc sans que celle-ci monte à la tribune, un fait politiquement un peu étrange, mais légal.

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