« On devrait nous écouter plus », a glissé ce lundi 3 novembre le premier président de la Cour des comptes Pierre Moscovici. Pour la vigie budgétaire du pays, il n’y aurait rien de plus amer que l’avenir ne confirme ses craintes. C’est pourtant ce qu’il s’est joué ces derniers mois sur les comptes sociaux, avec un dérapage du déficit de la Sécurité sociale, malgré une série de mises en garde. Cet automne, face à une nouvelle séquence parlementaire rendant incertaine le sort des textes budgétaires, l’institution de la rue Cambon réitère son inquiétude profonde sur la trajectoire financière de la Sécurité sociale.
En 2026, le risque que le solde des régimes sociaux soit, en exécution, une nouvelle fois plus dégradé « est élevé », avertit une note de la Cour, rédigée en réponse à une demande de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Ses travaux tiennent compte de la version modifiée par le gouvernement, par lettre rectificative, pour inclure une suspension de la réforme des retraites de 2023.
Un redressement « exposé à de fortes incertitudes »
« Le redressement proposé dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2026 est important, mais il est fragile, voire hypothétique. Il est exposé à de fortes incertitudes », a prévenu Pierre Moscovici, face à la presse. Le Haut conseil des finances publiques (HCFP), organisme placé auprès de la Cour des comptes, avait souligné le mois dernier que le scénario macroéconomique sur lequel repose le texte était « volontariste ».
Pour la loi de financement de l’année 2025, Pierre Moscovici avait déjà épinglé les hypothèses économiques « trop optimistes » pour la troisième année consécutive. Le déficit devrait atteindre 23 milliards d’euros en fin d’année, soit un milliard d’euros de plus que ce qui était prévu dans la loi initiale votée en février, et le double de ce qui a été mesuré en 2023. Le déclenchement du comité d’alerte en cours d’année a permis de freiner le dérapage des dépenses. Mais le président de la Cour des comptes estime que l’objectif de dépenses de l’Assurance maladie « reste à ce stade affecté d’incertitudes », les aléas « sont plutôt à la hausse ».
Dans sa version initiale, le projet de loi de financement pour 2026 prévoit de réduire le déficit à 17,5 milliards d’euros. Pour contenir la progression naturelle des dépenses, le texte prévoit un effort budgétaire de 11 milliards d’euros, dont 9 milliards sous forme d’économies. Le rapport de la Cour des comptes souligne que cet effort est d’ailleurs « concentré sur un nombre limité de mesures à fort rendement, ce qui rend sa mise en œuvre plus risquée ». Il est ainsi rappelé que le gel des pensions et des prestations sociales rapporterait 2,5 milliards d’euros, le doublement des franchises médicales et des participations forfaitaires 2,3 milliards d’euros, et les économies dans le secteur du médicament représenteraient 2,3 milliards d’euros.
« L’orientation prise dans le débat conforte ce sentiment de fragilité »
Les magistrats financiers ont effectivement vu juste. Lors des débats en commission des affaires sociales, les députés se sont opposés à la non-revalorisation des pensions et prestations sociales, et ils ont également formé une majorité contre le relèvement et l’extension des franchises médicales. C’est un premier avertissement, d’autant que vendredi soir à l’Assemblée nationale, le Premier ministre a annoncé qu’il renonçait à geler les retraites, les prestations sociales. Il se montre aussi prêt à desserrer « un tout petit peu la pression » sur l’enveloppement budgétaire des établissements de santé.
Or, le budget 2026 de la Sécurité sociale a été construit sur l’objectif d’une progression d’Assurance maladie de seulement 1,6 %, soit deux fois moins qu’en 2025. Une modération jamais vue depuis 2025 ou 2016, selon la Cour des comptes. « Les prévisions de l’objectif national de dépenses de l’Assurance maladie semblent hypothétiques, très fragiles. L’orientation prise dans le débat conforte ce sentiment de fragilité », a constaté Pierre Moscovici.
Les avertissements de la Cour des comptes ne s’arrêtent pas à l’année 2026. Selon la trajectoire prévue dans le projet de loi, la Sécurité sociale devrait rester durablement dans le rouge, avec un déficit proche des 17 milliards d’euros, et ce, en dépit des mesures d’économies inscrites. Conséquence de l’accumulation des déficits annuels, près de 110 milliards de dette sociale s’accumulerait de 2024 à 2029.
Inquiétudes sur la trajectoire de la dette sociale et sa prise en charge
L’ennui, c’est que la Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale (Cades), conçue pour prendre en charge la dette issue de la Sécurité sociale, arrive à saturation. Et c’est l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), organisme censé s’occuper uniquement des opérations de trésorerie à court terme, qui se retrouve à assumer ce fardeau. Le projet de loi prévoit d’ailleurs de relever son plafond d’emprunt de 65 à 83 milliards d’euros. Comme au printemps, la Cour des comptes a réitéré son alerte à ce sujet. « Ce n’est pas la vocation de l’Acoss, cela met directement en jeu le financement des prestations de la Sécurité sociale. Cela expose la Sécurité sociale à un risque sérieux de liquidité », a averti Pierre Moscovici.
L’Acoss se finance sur un marché où se négocie une dette de court terme, or plus il y a d’acteurs « qui tirent sur ce marché, plus vous prenez un risque », a expliqué ce lundi Bernard Lejeune, président de la sixième chambre de la Cour des comptes.
La semaine dernière, Damien Ientile, le président de l’Acoss, avait déjà lui aussi adressé ses propres mises en garde devant la commission des affaires sociales du Sénat. Le plafond d’endettement proposé dans le projet de loi est « cohérent » avec les besoins de financement, mais « si certaines mesures de recettes ou dépenses sont abandonnées, il serait souhaitable que le plafond soit augmenté à due concurrence », avait-il plaidé.
Pour assurer la pérennité du financement de la Sécurité sociale, la Cour des comptes estime qu’une reprise de la dette sociale par la Cades « serait nécessaire », ce qui devra passer par un projet de loi organique. À condition de fixer, avant toute chose, une trajectoire sur plusieurs années d’un retour à l’équilibre. C’est un angle mort de l’actuel projet de loi de financement en discussion à l’Assemblée nationale. « Je me refuse à considérer qu’il y a une forme de fatalité au déficit de la Sécurité sociale. Elle était à l’équilibre en 2019 », a insisté Pierre Moscovici.