Pénurie de médicaments : pour Agnès Buzyn, « il est illusoire de penser qu’un pôle public peut remplacer l’industrie pharmaceutique »

L’ancienne ministre de la Santé était auditionnée ce mercredi 17 mai par la commission d’enquête sénatoriale sur la pénurie de médicaments. L’idée d’une reprise en main de la production par la puissance publique lui parait peu viable face à la force de frappe des industriels du secteur. En revanche, la mise en place d’un « pôle du médicament » au niveau européen lui semble être une piste à creuser.
Romain David

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« Je suis très intéressée, c’est un sujet qui m’a beaucoup préoccupée, avant même d’être ministre. » Si l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn a choisi de bouder les convocations de la Cour de justice de la République qui enquête sur la gestion de la crise du Covid-19 par le gouvernement – sa mise en examen pour « mise en danger d’autrui » a été annulée par la cour de cassation en janvier -, elle a accepté de déférer ce mercredi 17 mai, comme l’y oblige la loi, à la convocation de la commission d’enquête parlementaire du Sénat sur les pénuries de médicaments. Après Xavier Bertrand et Marisol Touraine la veille, Roselyne Bachelot le 2 mai et Olivier Véran, son successeur avenue de Ségur, le 3 mai, Agnès Buzyn est la cinquième ministre de la Santé à être interrogée par les sénateurs. Une audition d’autant plus attendue qu’à son entrée en fonction, en 2017, les ruptures d’approvisionnement, apparues dans les années 2000, étaient déjà devenues quasi-systémiques.

« La racine du mal, c’est la désindustrialisation, les délocalisations de principes actifs en Chine »

« Quand je suis arrivée, les pénuries de médicaments avaient été multipliées par 20 en dix ans. On était passé de 44 pénuries en 2008 à 868 en 2018. Je savais déjà que les causes étaient multifactorielles, mais j’avais du mal à avoir un état des lieux pour l’ensemble des médicaments utilisés sur le territoire », a expliqué Agnès Buzyn. À l’époque, un rapport commandé par la ministre dresse un premier état des lieux pour le moins alarmant : 80% des médicaments indispensables produits en France ont recours à des principes actifs qui ne sont plus fabriqués au sein de l’UE. Dans la foulée, une feuille de route détaillant 28 mesures pour répondre au risque de pénurie est présentée. « Elles ne répondaient pas à la racine du mal mais à ses conséquences, puisque la racine du mal c’est la désindustrialisation, les délocalisations de principes actifs en Chine ».

Parmi les dispositifs mis en place : une meilleure circulation des informations sur l’état des chaînes d’approvisionnement, un renforcement de la coordination européenne, mais aussi le lancement d’une mission sur une expérience publique de production de médicaments. « J’avais déjà eu dans l’exercice de mon métier des difficultés à traiter des malades avec des médicaments anciens, très peu chers, qui n’intéressaient pas du tout l’industrie et pour lesquels j’avais réussi à mobiliser la pharmacie centrale des hôpitaux (Agence Générale des Equipements et Produits de Santé, ndlr) pour qu’il nous fabrique un médicament qui était utilisé sur une cinquantaine de patients par an, et qui donc n’avait plus de marché », rapporte cette hématologue de formation.

Des médicaments de plus en plus complexes à fabriquer

Pour autant, la création d’un pôle public du médicament, une idée chère à la sénatrice communiste Laurence Cohen, rapporteur de cette commission d’enquête, apparait aujourd’hui chimérique devant l’ampleur de la crise. « Il ne faut pas se leurrer, les pharmacies hospitalières sont capables de produire au coup par coup, en cas de pénurie, mais elles ne peuvent pas tout régler face à une pénurie qui concerne 2 000 produits. Surtout, un certain nombre de médicaments deviennent assez compliqués à produire, notamment les médicaments de biothérapie, ceux qui passent par de la génétique. Ils ne se produisent pas dans une pharmacie centrale », pointe Agnès Buzyn. « Il est illusoire de penser qu’un pôle public va remplacer l’industrie pharmaceutique qui représente, aujourd’hui, des milliers d’usines et un savoir-faire. »

En 2020, une proposition de loi des sénateurs communistes pour la création d’un pôle public du médicament et des produits médicaux avait été rejetée par la Chambre haute. « Nous partageons l’idée selon laquelle la question d’un programme public de production pourrait faire sens », avait estimé à la tribune Adrien Taquet, a l’époque secrétaire d’Etat chargé de l’Enfance et des Familles, voix du gouvernement sur ce texte. « Mais nous sommes convaincus que la diversité des acteurs, publics et privés, français et étrangers, est nécessaire pour assurer l’approvisionnement des populations en produits de santé, pour maintenir un haut niveau de qualité des produits et pour favoriser le développement de l’innovation ».

Engager une réflexion au niveau européen

Durant l’audition de ce mercredi, Laurence Cohen a encore tenté de faire valoir l’intérêt d’une reprise en main, même très partielle, de la production de médicaments par la puissance publique. « Nous avons additionné l’Agence Générale des Equipements et Produits de Santé. Ils n’ont plus les moyens de fabriquer les médicaments. Ils ont recours à des entreprises pour le faire dans un partenariat public-privé en temps de crise. Si cela est possible, peut-on imaginer une liste restreinte de médicaments critiques, qui compterait 50 ou 100 produits ? » Agnès Buzyn, qui a quitté son poste en février 2020, botte en touche : elle n’a pas assez d’informations pour répondre à cette question.

Pour autant, elle estime qu’une structure supranationale aurait davantage de chance de répondre aux pénuries. « Il ne faut pas abandonner cette piste. Simplement, je ne pense pas que l’échelle d’un pays soit la bonne », pointe l’ancienne ministre. « La France, il faut en être conscient, fait la taille de deux villes chinoises. Nous sommes 67 millions d’habitants, les nouvelles villes chinoises en comptent 30 millions. Il faut se donner les moyens d’être compétitif, et à mon avis l’échelle européenne, avec ses 300 millions d’habitants, nous permettrait d’être en face à face avec les Big Pharma, avec des industriels qui ont des monopoles sur les produits et des filiales mondialisées. En dessous de cette échelle, c’est compliqué. »

Ce projet impliquerait également d’engager une réflexion sur l’étau réglementaire et la compétitivité européenne : « J’ai réalisé que nos normes environnementales, en Europe, rendent le coup de la chimie et de la production chimique important. C’est la raison pour laquelle nous avons délocalisé notre chimie en Inde. Nous avons délocalisé notre pollution ! », soupire Agnès Buzyn.

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