Seringue et medicament – Syringe and drug

[Série] Le Sénat mène l’enquête : quels remèdes contre les pénuries de médicaments ?

Quatrième épisode de notre série sur les commissions d’enquête et missions d’information qui ont marqué la session parlementaire. A l’initiative du groupe communiste, le Sénat s’est penché sur les pénuries de médicaments qui frappent la France de plus en plus régulièrement. Leur rapport avait particulièrement braqué les industriels du médicament accusés de pratiquer « un chantage au prix ».
Simon Barbarit

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Un mercredi de novembre 2022, ce sont de larges applaudissements qui ponctuent la question d’actualité du sénateur Bruno Belin (LR). Dans un style lyrique, ce pharmacien de formation interpelle le ministre de la Santé, François Braun sur un enjeu de santé publique majeur : les pénuries de médicaments.

« La France est à sec, à sec d’argent, à sec d’eau, à sec d’électricité, à sec de gaz, à sec de nucléaire, à sec de médecins et maintenant à sec de certains médicaments. Spasfon et gaviscon nous cherchons, amoxicilline et paracétamol aussi rares que le pétrole. En cette épidémie de bronchiolite, c’est dramatique ».

Deux ans après la crise du Covid 19, qui avait conduit à la rupture de stock de 2400 médicaments, la souveraineté sanitaire de la France est toujours au programme des questions d’actualité au gouvernement du Sénat. Les aides à la relocalisation de la production de médicaments, annoncées par Emmanuel Macron en 2020, n’ont pas produit l’effet escompté alors que le pays, frappé par une épidémie de bronchiolite, manque d’antibiotiques.

« En France, l’accès aux soins n’est plus une évidence »

C’est dans ce contexte que le groupe communiste du Sénat, lance une commission d’enquête en février 2023 afin de trouver « d’urgence le bon remède » contre les pénuries de médicaments. C’est un sujet qui tient à cœur les communistes. En 2020, ils avaient défendu, sans succès, une proposition de loi visant à créer un pôle public du médicament destiné à produire « un certain nombre de médicaments qui sont en rupture volontaire ou non » précisait à l’époque, la sénatrice Laurence Cohen évoquant les médicaments d’intérêt thérapeutiques majeurs.

C’est donc logiquement Laurence Cohen, spécialiste des questions de santé, qui sera rapporteure de la commission d’enquête. Au bout de six mois de travaux, la sénatrice du Val-de-Marne et la présidente LR de la commission, Sonia de la Provoté, établissent un diagnostic commun et sans appel : « En France, l’accès aux soins n’est plus une évidence ». L’ensemble des membres de la mission vont d’ailleurs réussir à s’accorder sur les constats et les préconisations qui seront votés à l’unanimité.

Leur rapport identifie, tout d’abord, des « dysfonctionnements graves » dans les chaînes d’approvisionnement mondiales des médicaments, avec une augmentation brutale, mais durable des pénuries depuis 2019. La commission d’enquête a clairement identifié un déficit de souveraineté de la France en la matière, « qui n’est plus une puissance pharmaceutique. » Si les difficultés sur le marché sont globales, avec une forte augmentation de la consommation mondiale de 38 % sur les dix dernières années, elles sont particulièrement fortes en Europe, et notamment en France.

Nécessité « d’un pilotage public »

Le rapport de la commission d’enquête appelle donc à une réponse européenne, coordonnée, pour faire face à ces difficultés structurelles du marché mondial du médicament. Et la réponse principale de l’Etat consistant à « contingenter » certains médicaments en tension ne convainc pas les élus. « La réalité du contingentement, c’est que c’est un joli mot pour des pénuries partielles », rappelle Sonia de la Provôté. D’autant plus que la communication du ministère de la Santé a été « erratique », dénonce le rapport, qui appelle à plus de clarté et de hauteur de vue dans le pilotage.

A long terme, les élus insistent sur la nécessité « d’un pilotage public » tant à l’échelle européenne, qu’à une échelle parfois plus fine. En effet, la sénatrice communiste prend pour exemple des tensions autour de l’approvisionnement de la France en pilule abortive l’hiver dernier. Alors que le ministre maintenait aux sénatrices qu’il n’y avait pas de pénuries, le planning familial multipliait les alertes. « En fait, sur le plan national, il n’existait effectivement pas de pénurie, mais il y avait une absence de pilule dans telle ou telle région, sur un médicament où l’on ne va pas aller à l’autre bout de la France pour se le procurer », avait expliqué Laurence Cohen, lors de la remise du rapport.

C’est pourquoi les élus estiment « indispensable de mieux réguler et encadrer ce qu’ils estiment être « un court-circuitage des grossistes-répartiteurs ». C’est-à-dire la vente directe des laboratoires aux pharmacies. « Cette logique purement commerciale cible et privilégie certaines officines géantes réalisant un chiffre d’affaires élevé au détriment d’un traitement égal de l’ensemble des pharmacies », déplorent-ils.

L’industrie du médicament « s’indigne »

Au moment de la remise de leurs travaux, la présidente et la rapporteure avaient prévenu : le rapport comportait une dimension « assez critique ». Dès le lendemain, cette affirmation est confirmée. L’organisation professionnelle des entreprises du médicament opérant en France (Leem), qui avait été auditionnée par la commission, accuse dans un communiqué, la rapporteure d’avoir instruit à leur égard, « un procès en cynisme » et « s’indigne » de ses propos.

Le rapport du Sénat souligne effectivement que « la négociation entre les pouvoirs publics et les grands laboratoires est structurellement déséquilibrée : les menaces d’arrêt de commercialisation, de déremboursement ou de déni d’accès précoce sont des armes de choix entre les mains des exploitants. Le résultat de ce chantage aux prix, encouragé par la financiarisation des laboratoires, est une explosion du prix en faveur des traitements innovants », peut-on lire.

« Cette déclaration ne reflète en aucun cas le discours tenu par le Leem lors de son audition devant le Sénat », protestent les industriels qui rappellent les nombreux facteurs de pénurie énumérés par Philippe Lamoureux, Directeur général du Leem, lors de l’audition : « hausse de la demande mondiale due à l’évolution de la population et des systèmes de soins, à la chronicisation des maladies graves, à des problèmes industriels tout au long de la chaîne industrielle complexe… Les prix bas ont simplement été mentionnés comme une « circonstance aggravante sur certains médicaments matures », rétorquent-ils dans leur communiqué.

Les industriels vont contester également le chiffre 700 médicaments incluant des MITM (médicaments d’intérêt thérapeutique majeur), dont la production s’apprêterait à être abandonnée. Via un autre communiqué, les élus vont rappeler que ce chiffre a été cité par Laurent Borel-Giraud, représentant du Gemme, les entreprises de médicaments génériques, auditionné en même temps que le représentant du Leem.

On touche ici à la question des prix des médicaments dits « matures », c’est-à-dire développés il y a un certain temps et dont les prix sont donc plus bas. Auditionné par la commission d’enquête, l’ancien ministre de la Santé, Xavier Bertrand avait jugé que les pénuries s’expliquaient en partie par les prix « trop bas » pratiqués en France. « Nous avons des labos qui ne sont pas par nature des philanthropes. Où est-ce qu’ils mettent le médicament en priorité ? Là où c’est le plus rémunérateur pour eux […] Nous sommes devenus trop peu chers par rapport à d’autres pays ». Il préconisait de « rétablir une nouvelle politique de prix et de cibler les questions de rémunération des laboratoires en fonction des médicaments qu’on aura estimé comme stratégiques et en fonction de la nature des entreprises qui sont de nature à accueillir ces relocalisations ».

La commission a relevé, quant à elle, que la Suisse ou l’Allemagne, qui pratiquent des prix supérieurs à la France, sont aussi touchés par des pénuries importantes.

En juin dernier, à quelques encablures de la fin des travaux de la commission, le ministère de la Santé publiait une liste de 450 médicaments jugés « essentiels », avec l’obligation pour les industries à garantir des stocks pour au moins quatre mois. Une liste « incomplète », estime la commission d’enquête, qui appelle à la retravailler avec « plus de transparence. »

Enfin, la commission d’enquête a aussi voulu mettre sur la table la question des aides aux entreprises de l’industrie pharmaceutique, pas suffisamment conditionnées d’après la présidente et la rapporteure. Elles avaient rencontré des difficultés, « et c’est un euphémisme », pour obtenir de Bercy des documents permettant d’évaluer le volet concernant l’industrie pharmaceutique du crédit impôt – recherche (CIR).

Crédits impôt – recherche : la conditionnalité des aides

« Au bout de nombreuses relances et même menaces, nous avons obtenu une liasse de Bercy qu’il a ensuite fallu décoder », avait relaté Laurence Cohen, en donnant un chiffre de 710 millions d’euros de CIR qui vont annuellement à l’industrie pharmaceutique. « Le secteur pharmaceutique est l’un des principaux bénéficiaires d’incitations fiscales et d’aides publiques en France, et notamment le second bénéficiaire du crédit d’impôt recherche (10 % du montant total, soit 710 millions d’euros). Pourtant, l’effort colossal que représente le CIR pour les finances publiques n’a pas empêché les délocalisations, et n’a pas non plus réussi à ancrer la production en France de médicaments innovants développés grâce au crédit d’impôt », détaille la commission qui au cours de son enquête a relevé « des pratiques d’optimisation du CIR hautement contestables ».

Pour y remédier, les sénateurs préconisent notamment « de réorienter les aides publiques vers la production en France de médicaments essentiels plutôt que vers la seule innovation et de systématiser le recours aux conditionnalités selon des critères tel que la pérennité de la présence industrielle, localisation de la propriété intellectuelle, ou l’approvisionnement du marché français.

 

 

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