De l’autre, les slogans de la Manif pour tous : l’emblématique « Un papa, une maman ! », le plus imaginatif « Pour une famille PME (Père, Mère, Enfant) » clamés dès novembre 2012 dans un premier rassemblement de 100 000 personnes, un chiffre qui va grossir au mois de janvier 2013 (entre 340 000 et 800 000 personnes) puis au mois de mars (entre 300 000 et 1,4 million de personnes) à mesure que le message s’étend à la question de la PMA et celle de la GPA pour tous. Les cortèges voient défiler les défenseurs de la famille traditionnelle et de nombreux politiques : Christine Boutin, présidente du Parti chrétien démocrate, mais aussi des leaders de l’UMP comme Jean-François Copé, Laurent Wauquiez, Christian Jacob ou encore du Front national comme Gilbert Collard et Louis Aliot.
Des figures vont incarner temporairement ce mouvement. L’excentrique et mondaine Frigide Barjot, qui demandera en vain à être auditionnée par le Sénat et qui assignera même Jean-Pierre Michel, le rapporteur du projet de loi au Sénat, devant la justice pour avoir qualifié le mouvement « d’homophobe ». Un an plus tard, Frigide Barjot va finalement reconnaître cette dérive : après s’être excusée en 2014 de « l’homophobie engendrée par le mouvement », elle fera peu parler d’elle. D’autres personnalités se sont implantées plus durablement dans le paysage politique, comme Ludovine de La Rochère, qui tente de percer à chaque nouveau débat sociétal : cette année, elle a transformé la Manif pour tous en Syndicat de la famille, qui milite aujourd’hui contre la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie.
Pendant les débats au Sénat, les manifestants se succèdent sous les fenêtres des parlementaires : drapeaux multicolores devant l’Eglise Saint-Sulpice, Manif pour tous sous les arcades du Théâtre de l’Odéon, mais aussi prières de rue face à l’entrée principale du Sénat, rue de Tournon. Les catholiques intégristes de Civitas, en soutane et brandissant des croix chrétiennes, prient pendant les 7 jours de débats du Sénat pour que « les sénateurs comprennent la gravité du vote qu’ils prendront ».
Assemblée, Sénat, deux chambres, deux ambiances et une même majorité
En 2013, les deux chambres du Parlement sont au diapason. Le Sénat est encore dans cette parenthèse de 3 ans où il est dominé par une majorité de gauche. Jean-Pierre Bel préside au plateau, Claude Bartolone au perchoir. La lecture du Sénat ne va donc pas modifier substantiellement la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe : les sénateurs adoptent « conforme » (dans les mêmes termes, sans amendement) l’article 1, l’article principal qui instaure le mariage pour tous. En revanche, la chambre haute peaufine, retouche le texte pour le sécuriser au niveau juridique. Jean-Pierre Michel, le rapporteur PS du Sénat (qui fut comme député, rapporteur de la loi sur le PACS » l’explique d’ailleurs par les « débats très vifs et très durs à l’Assemblée nationale qui ont abouti à des improvisations en séance ».
Le Sénat, lui, prend le temps du fond : une quarantaine d’auditions préparatoires, qui permettent d’entendre des psychiatres, des chercheurs, des juristes favorables et opposés. Principale crainte des opposants (quasiment tout le groupe UMP, ex-LR) au Sénat : non pas le mariage, mais ses conséquences. Jean-René Lecerf, alors sénateur UMP du Nord, interpelle ainsi la garde des Sceaux Christiane Taubira lors de son audition en commission : « Je n’ai aucune hostilité au mariage du même sexe. Mais si j’accepte le mariage et l’adoption, irrémédiablement, je serai amené à accepter la PMA, la GPA, une certaine marchandisation des corps que je refuse. » L’adoption par les couples homosexuels fait bien plus débat que le mariage, et c’est bien le bouleversement du droit de la filiation qui inquiète les sénateurs UMP, qui préféreraient au mariage, un nouveau type d’union civile uniquement destiné aux homosexuels. De son côté, Jean-Pierre Michel se lance dans des comparaisons provocatrices en marge des auditions et face à la caméra de Public Sénat : pour lui, la référence aux Evangiles est d’autant plus injustifiée qu’elle montre au contraire le bien-fondé de la réforme, notamment « La sainte famille, dont le père était adoptif et dont la mère a enfanté en restant vierge. Par quel moyen ? Une PMA céleste ? »
Le lyrisme de Christiane Taubira
Si le sénateur n’est pas avare en bons mots, la star incontestée de cette réforme est bien sûr la garde des Sceaux, Christiane Taubira, qui voit quasiment tous ses discours applaudis debout sur les rangs de la gauche, des discours qui clivent et qui taquinent aussi la droite (qui adore la viser). En arrivant salle des conférences, Christiane Taubira est saluée chaleureusement par des élus de tous bords mais dans l’hémicycle, c’est la cible à abattre. Le 4 avril 2013, la ministre ouvre la discussion générale par un discours magistral de 40 minutes sans note, où elle retrace l’histoire du mariage depuis la Révolution française, explique les enjeux civilisationnels de la réforme, rentre dans les détails du travail de la commission des lois du Sénat avant de terminer par l’une de ces envolées qui savent emporter un hémicycle, mêlant plusieurs penseurs et la figure tutélaire de tout son art oratoire, Aimé Césaire, dans une ode à l’altérité (mais aussi à la sagesse du Sénat) :
« Comme le dit Hegel, cité par Tzvetan Todorov, il faut pour le moins être deux pour être humain. C’est bien le souci de l’autre qui me permet d’affirmer mon humanité et, socialement, ma civilité. Mesdames, Messieurs les sénateurs, je sais que vous êtes davantage portés sur le débat de fond et le droit que sur les joutes verbales et la polémique. Par notre action, qui ne se borne pas à des mots, « nous forçons de fumantes portes », comme le dit Aimé Césaire. »
La gauche l’acclame, debout, longuement…
Les querelles sémantiques du Sénat
Le ton est donné, le débat sera largement une querelle de mots, une bataille sémantique opposant les Anciens et les Modernes, comment on en voit peu souvent dans un hémicycle. A l’ancien Premier ministre et sénateur Jean-Pierre Raffarin, qui rappelle que le dictionnaire définit le mariage comme « l’union légitime d’un homme et d’une femme », le président de la commission des lois d’alors, Jean-Pierre Sueur rétorque que le dictionnaire de l’Académie française en est à sa 9e version, ce qui atteste bien que « le sens des mots a changé ». « Si les mots avaient un sens et que leur sens était immuable, cela serait contraire à l’histoire des langues et l’Histoire tout court. »
Bruno Retailleau, lui, ne préside pas encore le groupe de la droite. Il souligne le recul que représente la réforme à ses yeux : « Ce n’est pas une réforme anecdotique, mais une réforme essentielle qui touche à un sujet de civilisation. Nous soutenons qu’avec ce texte, il va y avoir un basculement : vous soutenez que c’est un progrès. Nous soutenons que c’est un recul. », il a droit à la convocation de l’auteur fétiche de la garde des Sceaux. Christiane Taubira réplique sur le terrain des valeurs fondatrices de la République française : « Comme le disait Aimé Césaire, une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. La France s’est construite sur la passion de l’égalité. L’égalité est la marque particulière de la République française. » C’est donc notamment au titre de l’égalité, affichée au fronton de tous nos bâtiments publics, que les homosexuels ont droit, comme tous les autres Français, au mariage.
Un climat électrique dans l’hémicycle
Le Sénat est réputé être plus modéré que l’Assemblée… Cela ne va pas empêcher la discussion d’être électrique sur l’article 1. 9h30 de discussions : la droite de l’hémicycle multiplie les prises de parole et les explications de vote sur les amendements. Elle va même demander à recompter le quorum, cette procédure qui consiste à reporter d’une heure les débats si la moitié des sénateurs ne sont pas dans l’enceinte du Palais du Luxembourg. Niveau argumentation, certains sénateurs comparent le mariage gay à la polygamie, au mariage avec un objet, au mariage à 3 comme au Brésil, ou encore au mariage avec un animal comme en Australie… D’autres voient dans le mariage pour tous « la destruction totale de la famille française. » Et la gauche, pendant ce temps-là ? Elle se tait, pour ne pas rallonger les débats et déplore la « comédie de l’obstruction » menée par la droite.
Une fin des débats précipitée pour couper court aux manifestants
Au bout de 7 jours de discussions, le Sénat finit par adopter le projet de loi à main levée. Le Sénat a retouché le texte, précisant des détails sur le nom de famille, renforçant les droits des associations homosexuelles. L’essentiel n’est pas là. Très rapidement, l’Assemblée se saisit du texte pour l’adopter « conforme » en deuxième lecture et donc définitivement le 23 avril 2013. Objectif du gouvernement : accélérer les procédures afin d’éviter de nouvelles démonstrations de force dans la rue de la Manif pour tous, car une manifestation est prévue dans les jours à venir. La progression du texte au Parlement a eu pour effet la radicalisation de ses opposants, une libération des insultes et des agressions contre les homosexuels.
La droite, elle, use de toutes les armes qu’elle a en sa possession. Bruno Retailleau a d’abord tenté de demander un référendum sur le mariage pour tous, mais l’histoire se termine (comme souvent) devant le Conseil constitutionnel qui valide le Mariage pour tous le 17 mai. Quelques jours plus tard, la maire de Montpellier célèbre le premier mariage homosexuel devant les caméras du monde entier et en présence de Najat Vallaud-Belkacem, alors Ministre des Droits des femmes et porte-parole du gouvernement. Au mois de février 2013, Jean-Marc Ayrault promettait d’inscrire d’ici la fin de l’année, la PMA pour les couples de femmes. Mais il faudra attendre beaucoup plus longtemps : 8 ans plus tard, en 2021, la loi de bioéthique ouvre la PMA aux femmes seules et aux femmes homosexuelles, lors d’un débat beaucoup moins inflammable.
A revoir : « Les dessous de la loi » consacré en 2013 à l’adoption du mariage pour tous