Affaire du Pont-Neuf : sur quels critères s’applique la légitime défense ?

Affaire du Pont-Neuf : sur quels critères s’applique la légitime défense ?

La mise en examen d’un policier pour « homicide volontaire », après la mort de deux individus dimanche, sur le Pont-Neuf à Paris, relance le débat sur la légitime défense policière. Dans ce domaine, la loi soumet les agents des forces de l’ordre en exercice aux mêmes règles que les autres citoyens. L’usage de leurs armes doit recouper des cas bien particuliers.
Romain David

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Le policier à l’origine des tirs qui ont coûté la vie à deux hommes dans une voiture, sur le Pont-Neuf à Paris, a été mis en examen mercredi pour « homicide volontaire ». À rebours des réquisitions du parquet, la justice n’a pas retenu pour l’heure la légitime défense dans cette affaire, alors que les investigations sur les circonstances du drame se poursuivent. Le syndicat de police Alliance, étiqueté à droite, a aussitôt dénoncé une décision « inadmissible », estimant que le policier incriminé était « victime d’un système judiciaire qui continue à rester l’ombre de lui-même ». Le syndicat appelle également à un rassemblement lundi à 12 heures, place Saint-Michel, en face du tribunal de Paris.

Les faits remontent à dimanche soir, lorsqu’une patrouille de cinq policiers s’approche d’une voiture garée à contresens sur l’île de la Cité, à proximité du célèbre 36, quai des orfèvres, ancien siège de la Direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris. Selon la version des forces de l’ordre, relayée par l‘AFP, au moment où ils s’apprêtaient à procéder au contrôle, le véhicule aurait démarré et « foncé vers un des fonctionnaires qui s’est écarté pour l’éviter ». L’un des policiers, âgé de 24 ans et muni d’un fusil d’assaut HK G36, a ouvert le feu. Une dizaine de cartouches auraient été tirés. Le véhicule a fini sa course sur un trottoir du Pont-Neuf. Le conducteur, âgé de 25 ans, et son passager avant, 31 ans, sont morts sur place. Un troisième passager, plus âgé, a été hospitalisé.

« Quelques fractions de seconde… C’est le délai imparti à un policier engagé dans une situation d’intervention pour décider de faire usage de son arme », relève un communiqué du syndicat UNSA Police, qui demande « la création d’une juridiction spécialisée pour les forces de sécurité intérieure à l’identique des parquets nationaux (financier et antiterroriste) déjà existants. » Dans un tract publié sur son compte Twitter, le syndicat Alliance rappelle pour sa part qu’il est favorable à « la présomption de légitime défense des policiers », une idée notamment défendue par Marine Le Pen depuis 2012, et qui apparaissait déjà dans le programme de son père. La mise en place d’une telle mesure aurait pour conséquence, lorsque des policiers font usage de la force ou de leurs armes, d’élargir considérablement le champ de l’irresponsabilité pénale, dont la légitime défense est l’une des principales composantes.

Les textes à l’épreuve des faits

En France, la légitime défense est définie par les articles 122-5, 122-6 et 122-7 du Code pénal. « N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte. » Cinq paramètres entrent en compte pour déterminer un cas de légitime défense : l’attaque subie doit être brutale et injustifiée ; le défenseur agit pour protéger son intégrité physique ou celle d’une tierce personne ; sa réponse à l’attaque subie doit être immédiate, elle doit aussi s’imposer comme la seule riposte possible pour garantir sa protection. Enfin, l’intensité de la défense doit être proportionnelle, c’est-à-dire équivalente à la gravité de l’attaque.

Si l’agresseur a déjà été maîtrisé, ou est en train de prendre la fuite, la légitime défense ne peut pas être invoquée pour justifier des coups ou des tirs portés à son encontre. En droit, la légitime défense ne peut pas non plus expliquer des représailles a posteriori d’une situation de violence. Ce cas de figure a nourri d’âpres débats lors des deux procès de Jacqueline Sauvage, brutalisée et abusée pendant des décennies par un mari qu’elle a finalement abattu de trois balles dans le dos en 2012.

La légitime défense peut également s’appliquer dans le cadre de l’atteinte au bien, c’est-à-dire contre les auteurs d’un vol ou d’un « pillage exécuté avec violence », toujours selon le Code pénal. « Un commerçant qui tire dans les pneus de la voiture du cambrioleur pour le stopper dans sa fuite » est en situation de légitime défense, selon un exemple cité sur le site internet officiel de l’administration française. L’homicide ne rentre pas, en revanche, dans les cas de légitime défense face à une atteinte aux biens. En 2018, un bijoutier de Nice a ainsi été condamné aux assises à cinq ans de prison avec sursis pour « violence volontaire avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Il avait ouvert le feu en direction du scooter sur lequel était en train de s’enfuir les deux hommes qui venaient de braquer sa boutique, touchant mortellement le jeune homme assis à l’arrière.

« La notion de proportionnalité est tellement compliquée à apprécier qu’il peut y avoir un écart entre la perception de l’opinion publique et celle des magistrats », observe le sénateur LR de Paris Philippe Dominati, rapporteur spécial du budget de la sécurité. « Vous avez de multiples exemples de fait divers où l’interprétation de la justice ne correspond pas du tout au ressenti de la population », poursuit cet élu sans se prononcer sur une éventuelle modification du droit. Il note toutefois « la surenchère politique des dernières années, qui a donné le sentiment que l’on allait assouplir une notion trop restrictive, mais cela ne s’est pas traduit dans les textes. »

Le cas particulier du recours aux armes chez les forces de l’ordre

Comme pour les civils, la légitime défense des policiers et des militaires de la gendarmerie est soumise à des principes d’absolue nécessité et de proportionnalité. Le Code de la sécurité intérieure relie légitime défense et emploi des armes à feu, en listant une série de cas pour lesquels les agents peuvent en faire usage pendant leur service.

- Lorsque des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique sont portées contre eux ou contre autrui ou lorsque des personnes armées menacent leur vie ou leur intégrité physique ou celles d’autrui.

- Lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu’ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées.

- Lorsque, immédiatement après deux sommations adressées à haute voix, ils ne peuvent contraindre à s’arrêter, autrement que par l’usage des armes, des personnes qui cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et qui sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui.

- Dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou de plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis, lorsqu’ils ont des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont ils disposent au moment où ils font usage de leurs armes.

- Ils peuvent également avoir recours à l’usage des armes pour immobiliser une voiture ou tout autre moyen de transport dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui, précise encore le Code de la sécurité intérieure.

Selon une information du Parisien, dans l’affaire du Pont-Neuf, ce sont les angles de tir qui remettent en question la légitime défense. Les premières balles auraient été tirées de face, ce qui accrédite la thèse selon laquelle le véhicule était en train de foncer sur les policiers, mais les derniers tirs semblent avoir atteint la voiture par l’arrière. De plus, l’arme aurait été réglée de manière à tirer deux balles par coup, contrairement à ce que stipule le règlement, toujours selon le quotidien francilien.

Tentatives de réformes

Il y a déjà eu plusieurs tentatives parlementaires pour modifier la légitime défense. En octobre 2018, durant l’examen en première lecture du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, des sénateurs LR avaient déposé un amendement – rejeté – s’inspirant du droit allemand et du droit suisse, et visant à prendre en compte un « état excusable d’excitation, de désarroi, de crainte, de terreur ou de saisissement causé par l’agression » dans les cas où la réponse apportée excède les limites de la légitime défense.

En janvier dernier, durant la campagne présidentielle, le candidat Éric Zemmour, en marge d’un déplacement à Cannes, propose de remplacer la légitime défense par une « défense excusable », inspirée, selon lui, du droit helvète. Deux jours plus tard, au micro de Public Sénat, le polémiste d’extrême droite détaille son idée : « Je pense qu’il ne doit plus y avoir de proportionnalité. Les voyous doivent prendre leur risque. Voilà. S’ils attaquent quelqu’un, ce sont eux qui doivent avoir peur, ce n’est plus les policiers ou les citoyens. » En clair : une personne recevant un coup de poing serait en droit d’y répondre par un tir d’arme à feu, sans avoir à redouter une condamnation.

En vérité, Éric Zemmour opère un raccourci, comme le souligne l’avocate suisse Miriam Mazou pour le quotidien Le Temps. L’article 15 du Code pénal suisse, qui définit la légitime défense, fait lui aussi état, comme en France, de la nécessité d’avoir recours pour se défendre à des moyens « proportionnés aux circonstances ». Toutefois, les atteintes au principe de proportionnalité peuvent être, dans des cas bien particuliers, atténuées par l’article 16 qui introduit « un état excusable d’excitation ou de saisissement causé par l’attaque ». Il s’agit du même article qui a inspiré aux sénateurs LR leur projet d’amendement en 2018. Mais en aucun cas, le droit suisse ne légitimise le recours systématique à une violence graduée.

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