Agriculture : les « méga-bassines », à nouveau remises en cause par une sécheresse hivernale inédite

Agriculture : les « méga-bassines », à nouveau remises en cause par une sécheresse hivernale inédite

Le niveau des nappes phréatiques est anormalement bas. En cause : l’absence prolongée de précipitations sur l’Hexagone, un phénomène rare en période hivernale mais qui devrait être amené à se répéter avec le changement climatique. Cette situation interroge la pérennité des « méga-bassines », ces retenues d’eau artificielles dénoncées par les écologistes, à destination de l’agriculture, et qui puisent directement l’eau dans les sols en période de pluie pour pouvoir la redistribuer plus tard dans l’année.
Romain David

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Plus d’un mois pratiquement sans pluie. La France est à sec depuis le 21 janvier, une situation quasi inédite dans l’Hexagone qui connaît l’un de ses hivers les plus arides en un demi-siècle. « Le mois de février 2023 devrait se terminer avec un déficit pluviométrique de plus de 50 %, devenant ainsi l’un des mois de février les plus secs jamais enregistrés depuis le début des mesures en 1959 », note Météo-France sur son site internet. Conséquence : les nappes phréatiques ne peuvent pas se remplir et l’indice d’humidité des sols vire au rouge sur la quasi-totalité du territoire par rapport à la moyenne des trente dernières années. « C’est un assèchement moins important que ce qu’on observe habituellement sur les mois d’été, mais c’est remarquable pour la saison hivernale durant laquelle les sols se sont nettement asséchés sur tout le territoire », relève encore Météo-France. Une situation qui touche plus sévèrement les régions du bassin méditerranéen, notamment le Roussillon, l’Aude et les Pyrénées-Orientales.

Avec des conséquences redoutées sur l’agriculture. « À cette période de l’année, aucune culture n’est encore véritablement impactée par cette sécheresse, si ce n’est les productions maraîchères sous serres qui ont besoin d’eau. Mais à partir d’avril, au départ de la végétation, toute la pluie qui tombera sera directement assimilée par les plantes ou les cours d’eau. Il reste donc un mois aux nappes phréatiques pour se reconstituer. Par chance, le mois de mars est traditionnellement l’un des plus pluvieux de l’année », explique à Public Sénat Philippe Jougla, le premier vice-président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) du Tarn.

Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique doit réunir lundi les préfets afin de convenir de mesures de restriction, « pour éviter de se retrouver dans des situations catastrophiques d’arbitrage », a-t-il annoncé sur franceinfo mercredi. « Pas d’agriculture sans eau », a lâché le même jour Marc Fesneau, le ministre de l’Agriculture, devant les journalistes, évoquant la mise en service d’ici le mois de juin de « 60 nouveaux projets d’ouvrages hydrauliques à vocation agricole ». « La France perd en souveraineté alimentaire […], il faut enclencher un certain nombre de décisions et d’actes politiques et expliquer aux Français que pour manger des produits français, il faut accepter d’avoir des élevages qui se construisent et se modernisent, des réserves d’eau qui permettent d’irriguer et des produits phytosanitaires pour traiter les plantes », a défendu Christiane Lambert, la présidente de la FNSEA ce vendredi matin sur BFM TV, évoquant à mi-mot la question sensible des « méga-bassines ».

Les bassines de la discorde

Les méga-bassines, comme les nomment leurs détracteurs, plutôt appelées « réserves de substitution » par leurs promoteurs, sont des réservoirs creusés dans le sol et étanchéifiés par des bâches en plastique. Elles sont utilisées par les agriculteurs des environs, généralement réunis en coopérative agricole. Le bassin peut être alimenté par les eaux de pluie, mais surtout par pompage dans la nappe phréatique, lorsque celle-ci est à un niveau élevé durant les mois d’hiver. L’eau est ensuite redistribuée aux exploitants en période de sécheresse. Un protocole d’accord impose toutefois des contreparties aux agriculteurs bénéficiaires, notamment d’observer des pratiques plus respectueuses de l’environnement, par exemple en diminuant leur utilisation de pesticides ou en replantant des haies.

Mais pour les opposants aux méga-bassines, ce modèle équivaut à une forme de privatisation de la ressource en eau, au service d’une agriculture intensive. Surtout, ils reprochent aux structures de perturber le cycle naturel de l’eau, en enrayant le ruissellement des pluies vers les nappes. « Quand il n’y a pas d’eau pendant quatre mois, il n’y a pas d’agriculture, quel que soit le type culture. On assiste à une arythmie de la pluviométrie. […] On a donc besoin, dans les périodes où il y a beaucoup de pluie, de la retenir, sinon elle va à l’océan, et l’océan n’a pas besoin de ces quantités d’eau-là », avait justifié en octobre dernier Marc Fesneau sur notre antenne.

» Lire aussi - Salon de l’agriculture : souveraineté, réchauffement climatique, pesticides… Les priorités du gouvernement

Cet automne, c’est la construction de 16 méga-bassines à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, qui a capté l’attention médiatique. Le chantier a été investi par des centaines de manifestants le 29 octobre, parmi lesquels trois députés écologistes. À présent, l’épisode de sécheresse hivernale apporte du grain à moudre aux opposants en interrogeant la viabilité du recours aux réserves de substitution. Comment justifier de leur utilité si l’impact du changement climatique est tel qu’il ne permet plus aux nappes de retrouver un niveau favorable ? Toujours dans les Deux-Sèvres, le remplissage de la bassine de Mauzé-sur-le-Mignon – 241.000 m³ répartis entre une quinzaine d’éleveurs – soulève des interrogations auprès des associations locales de protections de l’environnement, rapporte France Bleu. Entre janvier et février, « le niveau de la nappe a perdu un mètre. Et c’est bien tout le problème. Les remplissages sont prévus lorsque la nappe se recharge et en période de hautes eaux. Sauf qu’avec cette chute, selon nous, les conditions ne sont pas remplies pour le pompage », explique auprès de la radio locale Patrick Picaud, le vice-président de Nature Environnement 17.

« La connaissance scientifique sur l’impact des méga-bassines doit encore être affinée »

« Une retenue d’eau qui viendrait puiser dans la nappe phréatique, me paraît être quelque chose d’inacceptable. Mais quitte à avoir une discussion sur les méga-bassines écoutons ce que les scientifiques ont à dire sur le sujet. J’appelle à un débat serein et éclairé », déclare auprès de Public Sénat le sénateur EELV Daniel Breuiller, vice-président de la mission sénatoriale sur la gestion de l’eau, mise en place début février au Palais du Luxembourg.

Pourtant, les agronomes et les hydrologues ne sont pas nécessairement en mesure d’apporter un éclairage tranché sur cette question. « Le sujet des méga-bassines est encore en débat. La connaissance scientifique sur leur impact doit encore être affinée. Et il n’y a pas, pour l’heure, de réponse franche à apporter sur le sujet », admet Guillaume Thirel, hydrologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). « Les solutions de stockage de l’eau, du type réservoirs de substitution, ont été identifiées par le Giec comme une mal-adaptation au réchauffement climatique », poursuit ce scientifique. « Stockée en surface, l’eau s’évapore. Par ailleurs, l’eau en nappe est filtrée, mais lorsqu’on la laisse à l’air libre, sa qualité peut se dégrader. »

« Le problème ne tient pas tant aux méga-bassines qu’à notre modèle agricole »

« La question des méga-bassines illustre également les conflits qui peuvent traverser le gouvernement d’un ministère à l’autre », relève le sénateur socialiste Hervé Gillé, rapporteur de la mission d’informations sur l’eau.  « Les discours tenus par Marc Fesneau et Christophe Béchu ne sont pas tout à fait les mêmes. Le ministre de l’Agriculture défend la nécessité pour les exploitants d’avoir recours aux méga-bassines, mais Christophe Béchu concède volontiers que l’on a de plus en plus de mal à travailler sur l’acceptabilité des projets lorsque ceux-ci sont mono-usages, et soulève ainsi la question du partage » En creux, ce sont deux impératifs qui s’entrechoquent : s’adapter au réchauffement climatique d’une part, de l’autre continuer de développer une agriculture performante dans un monde globalisé, et donc ultra-concurrentiel.

« Le problème ne tient pas tant aux méga-bassines qu’à notre modèle agricole. Construire de tels réservoirs pour maintenir sous assistance respiratoire la monoculture et le modèle de production intensif n’est pas pérenne », poursuit Daniel Breuiller. D’autant que les phénomènes de sécheresse hivernale pourraient être amenés à se répéter sous l’effet du réchauffement climatique dans les années à venir. « Ce n’est pas impossible même si les projections climatiques les plus claires portent surtout sur la sécheresse en période estivale. Toutefois, on sait que l’on se dirige, y compris l’hiver, vers des extrêmes de plus en plus marqués en termes de température, ce qui pourrait aussi être le cas sur les phénomènes de précipitation », pointe l’hydrologue Guillaume Thirel.

« Si l’on veut garder de l’eau, et surtout la garder dans les sols, il va falloir investir massivement dans l’agroécologie, miser sur de petites surfaces et multiplier les différents types de cultures », plaide le sénateur Daniel Breuiller, pointant du doigt l’appétence en eau des exploitations céréalières, notamment pour la culture du maïs et du blé. Mais du côté de la FNSEA, ce programme sonne par trop utopique face à la nécessité de nourrir 67 millions de Français. « Nous avons totalement intégré les expertises du Giec et l’agriculture française s’adapte au changement climatique », assure Philippe Jougla. « Les tenants d’une décroissance agricole se servent de l’argument de la rarification de la ressource en eau, mais ils ne comprennent pas que l’eau sera aussi nécessaire pour adapter les pratiques. On aura besoin de moins d’eau par hectare, certes, mais de beaucoup plus d’hectares… »

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