Ce matin, la proposition de loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur » a été adoptée par la commission des affaires économiques du Sénat. Elle prévoit des assouplissements sur les pesticides et le stockage de l’eau, et entend calmer les tensions entre les agriculteurs et l’Office français de la biodiversité.
Covid 19 : « Il y a un danger, c’est la démagogie », considère Frédéric Worms
Par Rebecca Fitoussi
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Frédéric Worms, vous êtes philosophe, professeur de philosophie contemporaine à l'École normale supérieure. Vous êtes membre du Comité consultatif national d'éthique et vous êtes l'auteur de ce livre Sidération et résistance face à l'événement 2015-2020. Sidération et résistance, j'ai envie de dire, sont les deux mots qui font, malheureusement, notre quotidien en ce moment. Depuis 2015, on est régulièrement sidérés. On tente de résister. Alors, pour certains politiques, la résistance au terrorisme, ça doit passer par un durcissement des lois. J'imagine que c'est un réflexe humain, mais est-ce qu’il s'agit d'un réflexe justement ?
Il y a plusieurs réflexes. Certains sont légitimes. Certains le sont moins. Le premier réflexe est la sidération elle-même, c’est d’être un peu dans la stupeur. Ça, c’est malheureusement assez grave et on oublie cette étape, cette étape qui nous pétrifie et sur laquelle il va falloir aussi travailler, résister pour retrouver nos esprits. Le deuxième réflexe, et celui-là, est légitime aussi, c'est un réflexe de légitime défense. Et il y a dans l'émotion de légitime défense, de l'urgence aussi, quelque chose qui légitime des réponses exceptionnelles et qui justifie qu'on réplique, au sens où on refuse et on se bat contre ce qui vient de nous agresser.
Et puis, il y a un troisième réflexe que je trouve, lui, dangereux, et c'est vraiment une question du rapport au temps, c’est de chercher à généraliser ce qui vaut pour l'exception, pour la légitime défense. Le vrai danger, c'est de généraliser tout de suite, au fond, ce qui vaut seulement dans la période un peu exceptionnelle, période exceptionnelle que, pour ma part, je définirais avant tout par la question de la légitime défense. La légitime défense, on le sait bien, quand on est attaqué, il y a des règles qu'on peut suspendre pendant un moment. La règle même « tu ne tueras point », la seule exception, c’est « si on m'attaque pour m’assassiner » et après ce sera examiné par les lois. Et le rôle des lois, justement, c'est plutôt de rétablir la normale après la période d'urgence et d'exception. Je crois qu'effectivement, pour échapper à la sidération, il faut le moment de la légitime défense. Et puis après le rétablissement des lois. Des lois qui généraliseraient l'exception, ça a toujours été un remède plus grave que le mal.
On résiste aussi en rendant des hommages. On l'a encore vu aujourd'hui en réaffirmant nos valeurs, la liberté d'expression, en réaffirmant nos codes aussi, dont fait partie la caricature. Est-ce que là aussi, c'est une bonne façon de résister ?
Oui, la principale façon de résister à la fois au traumatisme et à la guerre, c'est la culture au sens très large, c'est-à-dire, au fond, le langage, la parole, la compréhension, le symbolique, et de ce point de vue là, aussi bien les hommages que la discussion, l'école et même la politique sont importants. La politique, en tant qu'elle essaye de construire une réponse avec des options opposées. Quand on sort de l'urgence, il y a l'unité dans le moment de l'urgence. Et puis après, heureusement, il y a quand même des désaccords, des désaccords légitimes entre oppositions démocratiques. Donc autant, oui, tout ce qui peut d'abord reconstituer l'unité autour d'un symbole bien clair et de l’institution qui l’incarne, puis reconstituer du débat politique, tout cela fait partie du remède à long terme. La France, comme d'autres pays, le sait bien parce que ce sont remèdes qui ne datent pas d'hier, qu’on a quand même construits face à des crises très graves elles aussi.
Même si on va jusqu'à réaffirmer la liberté de blasphémer qui, elle, froisse et fâche des millions de personnes ? Ça va jusque-là ?
Alors, si vous voulez, pour moi l'essentiel, c'est d'arriver à distinguer les sphères de discours. Le terrorisme vient toujours d'une confusion et d'un refus du politique. C’est la religion qui est respectable en elle-même, mais qui veut entrer dans nos politiques. Et la laïcité ou la liberté d'expression, ça repose d'abord sur cette distinction-là. Et ça veut dire qu'il y a distinction aussi du langage des catégories. La liberté d'expression, elle a des limites, mais la limite n'est pas définie par la religion. Ce n'est pas la limite, ce n'est pas le blasphème. La limite, c'est l'incitation à la haine. Donc la liberté d'expression n'est pas infinie, mais les limites à la liberté d'expression sont définies par la politique puisque c'est une liberté politique.
Et donc on a défini par l'appel à la haine, et une caricature, par exemple, qui appellerait à assassiner des gens, qu'ils soient religieux ou autre, il faudrait l'interdire absolument. Donc, la différence à bien comprendre, c'est que la religion a ses propres catégories. Elle a le droit de dire ça, c'est du blasphème ou pas, mais ça vaut pour ceux qui y appartiennent. La liberté d'expression a d'autres limites qui sont fortes aussi, très fortes, qui ont été construites malheureusement à coups de transgressions, à coups d’incitation au meurtre, à coups de racisme et autres discriminations.
Il faut faire confiance aux lois, elles construisent leurs propres limites. Et oui, non, ça n'est pas la limite légale, ça n'est pas le blasphème, mais l'incitation à la haine suffit à lutter contre ce que les religions appellent le blasphème. Vous voyez que c'est toujours pareil, le terrorisme est toujours une volonté d'empiéter sur la politique. C'est toujours un refus de la politique. Certains disent que le terrorisme a des motifs politiques, en fait, le geste du terroriste, c'est toujours celui qui refuse la politique.
On l'a vu encore aujourd'hui, la menace est double. Elle est sécuritaire. Elle est aussi sanitaire. Est-ce qu'on est aujourd'hui capable de résister à ces deux menaces ? Est-ce qu'il y a un risque d'épuisement psychologique ? Est-ce que c'est un concept qui existe pour toute une nation ?
Alors, en un sens, évidemment, c'est une période inédite par cette multiplication de dangers et même de traumatismes potentiels. Mais je pense que l'on peut aussi construire une réponse commune à tous ces dangers parce qu'ils ont quelque chose de commun, et en même temps, ils sont différents. Il ne faut pas voir tout ça comme un empilement. Mais qu'est-ce qu'ils ont de commun, au fond ? C’est cette question de l'urgence et cette question de ne pas être écrasé par l'urgence. Dans la pandémie, par exemple, évidemment, il y a des réponses d'urgence. La question c'est, qu’elles n'écrasent pas toute la vie et nous qui permettent là aussi un retour à la politique et qu’on arrive à circonscrire l'urgence quand elle est là. C'est un peu pareil, c'est une légitime défense aussi le confinement, en un certain sens. Et donc, il faut accepter l'idée que l'urgence soit décidée collectivement, mais qu’elle va être provisoire.
Ensuite, on va non seulement revenir à la vie d'avant, mais on espère avoir amélioré des protections. C'est une condition importante dans une société démocratique, qui arrive à construire ses outils collectivement. Il y a aussi des progrès. Donc, pour moi, que la santé revienne au premier plan, ça n’est pas une tragédie. Ce qui est une tragédie, c’est le contexte, c'est la maladie, c'est la pandémie. Faisons de cette pandémie d'abord, là aussi, en la dotant d’un réflexe, dans le moment – légitime défense, confinement – et puis la construction ensuite d'un ordre, fondé sur le progrès et surtout sur la distinction entre l'exception et la règle. Et la règle, c'est ce qui nous rend humains, les humains et les autres. C’est ce qui fait que le criminel n'est pas un criminel par essence, il a transgressé la règle. Il faut le punir, c'est certain. Mais en même temps, il n'y a pas d'identité criminelle. On ne naît pas criminel, on le devient par ses actes. On en est responsable, je ne veux pas excuser, mais ce n'est pas non plus la guerre.
Sauf que ça pousse tout un pays à gérer quotidiennement l'incertitude, une double incertitude. Est-ce que ça doit nous pousser à nous préparer à des actions à plus long terme ? Est-ce que nos dirigeants ont un rôle à jouer ?
C'est fondamental et c'est vrai que moi, je ne critique pas ce qui est fait dans l'urgence. Je ne suis ni médecin, ni président de la République, mais par contre, c'est vrai que construire l'agenda, construire les institutions qui nous permettent de travailler sur l'urgence ensemble, ça, je pense que c'est encore très perfectible. C'est vrai que je fais partie de ceux qui sont un peu surpris que depuis huit mois, on n’ait pas pu construire des cadres pour anticiper l'urgence. Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais avant le tout début de la pandémie en France, on avait des plans avec des scénarios 1, 2, 3 et on disait, après tant de cas, on sera passé dans le 2, puis dans le 3. Ça nous rassurait, ça structurait le temps. Et là, je pense qu'on a besoin, comme cette pandémie va certainement durer un peu – on espère à bas bruit – elle va quand même être plus comme la grippe que comme la peste, d’absolument construire les institutions qui nous permettent de progresser.
Moi, je crois beaucoup à la santé publique comme construction collective. Il se trouve que la pandémie n'est pas là par hasard. Il y aura après une deuxième crise mondiale, probablement sanitaire, d'un autre ordre, le climat ou les polluants divers, les produits toxiques. La santé publique, c’est un instrument de progrès. Parce que pour être dans une société saine, il faut une société éduquée, il faut une société de gens qui respectent les règles parce qu’ils les partagent, parce qu'ils y sont associés. Il faut une démocratie.
Il faut aussi définir des seuils dans tous les domaines vitaux. Moi, je suis surpris quand même qu'on n'arrive pas dans les domaines les plus vitaux, qu'on soit encore dans le tout ou rien. Dans les EHPAD, on a réussi. Là, vraiment, il y a eu un progrès, quand même, entre le premier et le deuxième confinement. On arrive à dire qu’on va pouvoir concilier la maladie d'un côté, et puis l'amour, la visite à nos proches. Je pense que dans tous les domaines, il faut maintenant définir des lignes de consensus et de conciliation de tout ce qui est important pour nous. On ne peut plus nous dire : c'est la santé ou l'amour, c'est la santé ou le reste de la vie. Je ne parle même pas de l'économie. On ne peut plus nous forcer à tout ou rien dans aucun domaine.
Vous parliez de faire des plans, vous parliez du long terme. Vous vous étonnez que les dirigeants n'aient pas mieux prévu les choses. Mais est-ce que tout ce qui fait notre démocratie n'est pas mis à mal ? Les institutions, les médias et la liberté d'expression, la justice ? Aujourd'hui, même la parole des experts, des médecins est mise en doute. Est-ce que la démocratie est juste en crise ou elle est carrément à l'agonie ?
Elle n’est pas à l’agonie du tout. Pas du tout. Je pense au contraire, elle est testée en un certain sens, bien sûr, mais c'est elle qui résiste le mieux bien malgré tout. Et ça, c'est comme la médecine. La médecine n'est pas du tout en crise. Elle a progressé à une vitesse extraordinaire, elle fait des essais cliniques beaucoup plus vite qu'avant, tout en respectant ses règles. On a une leçon de philosophie des sciences en temps réel, sur nos écrans, sur vos écrans, grâce à vous. On progresse dans la prise de conscience d'une culture scientifique qui était en voie de disparition.
C'est vrai qu’il y a un danger, c'est la démagogie. C'est très clair. Le danger, c'est ceux qui se réjouissent de cette crise. La crise est là et il faut y répondre avec ceux qui comprennent ce qui est menacé. Et puis, malheureusement, dans une crise humaine, il y a ceux qui cherchent à en profiter ou à en jouir de manière un peu perverse. Il y a ceux qui jettent de l'huile sur le feu. Il y a le feu, il y a les pyromanes, et les jeteurs d’huile. Moi, je suis plus inquiété par eux que par les feux. Parce que les feux, les humains ont construit les casernes de pompiers et les outils. Ils en construiront d'autres. Mais il y a des pyromanes, et ceux-là, oui, il faut lutter contre eux.
Et les pyromanes, on les observe tous les jours, notamment sur les réseaux sociaux. Quelle est la place des réseaux sociaux dans votre réflexion ?
Elle est centrale, évidemment. Elle est centrale parce que c'est peut-être le premier danger de tous. Il n’y a pas un danger, puis, les réseaux sociaux qui s’en emparent. Je pense qu'au contraire, si on a un danger, et qu'on peut faire confiance à ceux qui s'en occupent, il ne va pas disparaître par magie, bien sûr. Si on peut critiquer aussi de manière légitime, la confiance suppose aussi la critique. Mais si on a un danger et que, par ailleurs, chacun dans son coin appelle à la culpabilité des autres et à la guerre de tous contre tous, là, on n'arrivera plus à prêter aucun danger. Donc, oui, je pense vraiment que c'est maintenant le premier danger.
Pour une autre raison : c'est que, comme vous le savez sans doute, dans l'histoire du monde, il y a déjà eu des propagandes massives. Il y a des théoriciens pendant le nazisme qui ont dit : le nazisme, c'est la propagande. Et la propagande crée un univers parallèle, un univers qui double le monde réel. Et au fond, c’est ça le vrai danger. Il faut presque, non pas se réjouir des catastrophes, mais on a l'impression qu’il faut une catastrophe pour qu'un peu de réel perce ce mur du son, cet écran de fumée, ces écrans de fumée qui sont maintenant ceux des réseaux sociaux. Donc, oui, je crois vraiment que c’est le premier des dangers, je suis surpris qu'il résiste pour certains.
Bon, évidemment, quand il y a des présidents au pouvoir qui sont des agitateurs aussi, ça peut s'expliquer, mais qu’ils résistent même à la pandémie, c'est quand même très impressionnant. Moi, je faisais partie de ceux qui pensaient qu'une catastrophe d'une gravité telle, mettrait un peu de réel et de rationalité dans ce discours. Je pense qu'à long terme, ça va être le cas, mais qu'il faut absolument y résister, chaque jour un peu, chacun, partout là où on est.
C’est-à-dire, quel danger exactement, si on veut être un peu précis ? C’est le danger du vivre ensemble, sur quoi ça peut déboucher ?
Oui, c’est le danger du bouc émissaire, c'est le danger de déplacer le problème, vers l'accusation de tel ou tel autre. C’est le danger aussi du déni. C'est très curieux parce que les réseaux sociaux sont à la fois dans la panique et dans le déni. Ils sont dans l'aggravation de certains dangers qui sont réels, mais qui ne sont pas forcément les premiers ou les plus graves, et dans le déni de certains autres. Aux États-Unis, les réseaux sociaux font parfois croire à certains que les immigrants mexicains sont plus graves que la pandémie. Je ne dis pas qu’il n'y a pas de problème. Je ne suis pas en train de minimiser un problème par rapport à un autre. Mais on a quand même un sentiment d'inversion des valeurs pour des raisons avant tout de manipulation politique.
Et je pense qu'effectivement, l'alternative aux réseaux sociaux, c'est la discussion, c'est la construction des problèmes. Tous ceux qui prétendent avoir des solutions à tout sont forcément dans l'erreur. Méfions-nous de ceux qui ont des solutions. Les démocrates sont ceux qui ne disent pas « j’ai la solution pour tout » et qui disent « essayons de comprendre le problème ». Les réseaux sociaux, par définition, ne se posent pas cette question. Ça n’a l'air de rien, mais c'est malheureusement très, très dangereux.
Vous avez beaucoup travaillé sur la notion de moment, que vous différenciez de celle de l'instant. Comment vous définiriez le moment que nous vivons ? Est-ce que c'est un moment charnière ? On entend beaucoup le mot historique, il est vraiment historique ce moment d'après vous ?
Ce que j'appelle moment, mais cette définition n’est pas très originale, c’est, disons une période de l'histoire qui fait rupture avec ce qui a précédé. L’idée de moment, c'est l'idée que l'histoire n'est pas tout d’une traite, mais qu'il y a des ruptures, il y a des discontinuités. Et pour moi, ça peut être fait par des évènements. Certains ont une conception événementielle : une guerre qui coupe en deux l'histoire, il y a un avant et un après, ce ne sera plus jamais comme avant. Et pour moi, un moment – et heureusement, ce n'est jamais seulement des évènements – c'est aussi des changements de problèmes généraux, de conditions. Et je crois que depuis 30 ans, on est entré dans ce que j'appelle le moment du vivant. Les humains réalisent qu'ils ne sont pas coupés du monde, que l'histoire humaine n'est pas une construction de la liberté ou de la cité parfaite, en s’arrachant à la nature, comme on l'a beaucoup cru, y compris dans des grandes versions aussi bien libérales que marxistes. D'ailleurs, le transhumanisme est une prolongation du libéralisme, il croit qu'on va échapper à la nature. Le marxisme croyait qu'on allait pouvoir échapper aussi à notre servitude matérielle. On a quitté ces grands moments fondés sur la philosophie de l'histoire et on est revenu à des questions sur le vivant, sur la nature. D'abord avec des aspects négatifs, mais je crois qu'il y a aussi des aspects positifs.
Et n'oublions pas qu’un moment comme celui que nous vivons, c'est toujours aussi des découvertes scientifiques sur le cerveau, sur les virus aussi. Une chercheuse brésilienne disait que les virus allaient pouvoir aussi servir à guérir des maladies. Les recherches sont toujours de face. Elles peuvent présenter des dangers imprévus, mais elles ont aussi des bienfaits imprévus. En tout cas, un moment, ça a une épaisseur et on n'est pas perdu pour le moment. Je pense que ce dont on a besoin, c'est de s'orienter. Plus que tout, on a besoin de comprendre.
Est-ce qu'on assiste à une accélération de ces moments, et du coup, l'un chasse l'autre. On en oublie l'importance, l'ampleur, comme on oublie malheureusement certains attentats parce qu'il y a tellement d'attentats qu'on les oublie l'un après l'autre. Est-ce qu'il y a ce risque ?
En fait, il y a une multiplication d'événements, mais leur répétition même confirme l'idée qu'il y a quelques grands problèmes structurels qui définissent un moment. La répétition est en effet traumatisante. Quand un attentat revient, ce n’est jamais toujours au même endroit. On a l'impression d'ailleurs qu'il y a une sorte de Malin génie qui vise à chaque fois une cible symbolique différente : une église, le 14 juillet, un bar et j'en passe. Malheureusement, il peut y en avoir d'autres. L'enseignement, évidemment. La répétition confirme qu'il y a un problème. Ce problème est effectivement un apprentissage de la démocratie, un déni de la politique dans certains discours religieux extrêmes. Chaque religion peut engendrer cette dérive. Mais c'est vrai qu'il y a un problème de fond et ce n'est pas juste des répétitions d'événements.
Vos recherches portent aussi sur les relations vitales et morales entre les hommes. S'il y a bien une chose que bouleverse ce virus, ce sont nos relations interhumaines. Est-ce que, du coup, ça doit nous pousser à réinventer notre relation à l'autre ?
Oui, tout à fait. Quand je parle de relations vitales et morales, c’est sans opposer les deux. Les relations vitales, ça peut être le soin, sur lequel j’ai beaucoup travaillé. Les médecins pratiquent évidemment, mais aussi les parents, les humains en général pour survivre. Mais les relations morales, par exemple l'amitié, l'amour ou l'éducation, sont aussi vitales. Est vital ce dont l'absence nous ferait mourir. On dit que le pain est vital. L'amour aussi. C'est prouvé par la psychologie expérimentale. Un nourrisson humain qui n'est pas du tout aimé : son corps va peut-être subsister, mais en fait, il endurera quelque chose peut-être même pire que la mort.
Donc, les relations qu’on dit morales font partie de la vie humaine, et c'est pourquoi je citais l'accompagnement des proches ou même le fait de pouvoir se voir et se parler comme aussi vitaux que les médicaments ou la nourriture. On est en train de s'apercevoir en ce moment que ce n'est pas si facile de limiter ce qui est vital pour les humains, de dire : juste la survie. Eh bien non. En même temps, dire la liberté plutôt que la santé, eh bien, non plus. Parce que sinon vous dites : vous êtes aussi irresponsables. Donc, ce qu'il faut, c'est concilier tout ce qui est vital pour les humains.
Mais alors, est ce que ce reconfinement est un bon équilibre qu’a trouvé Emmanuel Macron, ce reconfinement light, plus léger, qui ne rompt pas complètement nos relations aux autres, puisqu'on continue d'aller travailler. Mais on essaye de limiter au maximum nos relations aux autres, et notamment à nos proches.
En fait, comme vous dites, c'est un équilibre. Mais l'important, c'est qu'il soit provisoire et qu'on nous donne un vrai horizon temporel assumé. Moi, ce qui m'a frappé dans l'intervention d'Emmanuel Macron, je trouvais que c'était un moment de vérité aussi, c’est quand il a dit : on y sera encore à l'été 2021. Peu de gens ont commenté cette phrase. Je crois qu'une fois qu'on a dit ça – et je suis sûr qu’il en a conscience – il faut construire ce chemin où un équilibre, quel qu'il soit à un moment donné, qui n'est pas facile à dessiner, qui peut être toujours amélioré. Mais qui crée quand même quelque chose à l’instant T. On revient à l'urgence, la légitime défense qui est temporaire.
Cet équilibre, de toute façon, il doit être remplacé ensuite par quelque chose qui puisse tenir la durée, qui fasse que l'on prenne en compte vraiment toutes les dimensions de la vie humaine. Donc cet équilibre, il a des défauts. Je pense que dans son détail, il est parfois drôle, mais révélateur. Moi, par exemple, j’avais compris la distinction entre les bars et les restaurants. Je la trouve cruelle pour ceux qui s’en occupent. Malgré tout, le restaurant, c’est nécessaire pour le travail. Le bar, malheureusement, on n’y mange pas. On peut, entre guillemets, s'en passer, mais c'est provisoire. Il y a un moment où on doit avoir un peu de tout. Par exemple, au lieu d'opposer les bars et les restaurants, il y aura une autre limite. Et on espère évidemment qu'un jour, ce serait pareil pour les livres, dont on pourrait parler. D'une certaine façon, oui, cet équilibre – je n'irai pas pinailler là maintenant – mais si ça va jusqu'à 2021, ce qui est probable, commençons dès maintenant à construire les grands équilibres de l'avenir.
Parce que l'autre option qu'avait Emmanuel Macron, c'était aussi de laisser ce virus circuler. Comme d'autres pays l’ont fait, Emmanuel Macron nous a dit que si on faisait cela, c'est 400 000 morts dans quelques mois. Est-ce que ça se discute, d'un point de vue éthique ? Est-ce qu’après tout, on peut dire qu'il avait le choix, qu’il aurait aussi pu choisir cette option ?
Bien sûr. C'est très beau d'ailleurs en démocratie d'avoir des choix. Et au fond, on fait toujours des choix qui impliquent aussi malheureusement dans des ressources rares de ne pas pouvoir répondre à tous les besoins vitaux. Et il y a effectivement des choix. Il y en a toujours. Il y a certainement des maladies rares en France qui ne sont pas soignées parce que la recherche coûte trop cher pour trop peu de gens. Donc, on a dit à ces gens-là, malheureusement, qu’ils sont trop peu nombreux et, en fait, l'absolu de la vie humaine dans ce cas-là, on est obligé de relativiser un peu. On est dans le tragique.
Il y a deux choses à dire. D'abord que c'est tragique. Et ensuite de dire : pondérons. Et je crois que le côté abstrait de l’autre mesure, qu’il n’a pas choisi, c'est de dire il y aura des morts, ce n'est pas grave parce qu'il y aura encore plus de morts par l'économie. Ça ne tient pas compte de l'urgence. Revenons à cette idée : nous sommes responsables maintenant des gens qui meurent maintenant et qu'on peut éviter. Nous sommes responsables des morts évitables. C'est quand même assez clair. Donc la responsabilité, et là il l’a dit, et les économistes le montrent, la responsabilité aussi a un coût. Si on sacrifie ces principes finalement, au bout d'un moment, ça a un effet psychologique et politique et la société sera en guerre. Donc d'un côté, on peut dire laissons mourir les gens et l'économie ira bien. D'un autre côté, on peut dire aussi laissons mourir des gens et on sera en état de guerre civile parce que plus personne ne sera soutenu par personne. L'important, c'est de maintenir un cadre et de distinguer des moments, de reprendre le contrôle de notre histoire.
Ce virus nous a aussi fait prendre conscience, si on en doutait évidemment, de la vulnérabilité de la vie. On peut être terrassé par un virus microscopique. C'est une sacrée leçon d'humilité pour l'être humain et son sentiment parfois de surpuissance, d’hyperpuissance sur cette planète ?
Oui, bien sûr. C'est surtout aussi le fait qu’on a l'impression que la médecine, qu'on avait construite pour éviter ça, est un échec, ce qui est faux. C'est ça que j'appelle sidération, d'ailleurs. C'est quand il y a un pilier qui nous protégeait, qui tombe. Ce n'est jamais juste la mort ou la vulnérabilité. C'est quand tout ce qu'on avait construit semble s'écrouler, et ça n'est pas le cas. Mais nous vivons ce moment dans tous les domaines. La maladie d'Alzheimer montre que notre mémoire, la reconnaissance par ceux qui nous aiment, tout ça a des petites conditions dans notre cerveau. Et que les petites modifications de nos circuits neuronaux fait qu'on ne reconnaît plus nos enfants. Un grand peintre, par exemple, va finir – je pense à quelqu'un de précis – est en train de barbouiller dans un EHPAD, de façon accompagnée par des aides-soignantes, de façon admirable, mais dans un contraste terrible. Il faut imaginer Mozart ne se souvenant plus de ses propres œuvres. Donc oui, nous vivons ce moment où nous réalisons dans le détail notre vulnérabilité. Il y a des gens qui critiquent la médecine, mais un des grands critères de progrès dans l'histoire de l'humanité, ça a toujours été une société où on vit plus longtemps et en meilleure santé.
Vous n'avez pas tellement d'autres critères du progrès, à part la justice, la démocratie, la culture et la paix. Mais la santé humaine reste un des critères de progrès. Ceux qui ne croient pas au progrès, c'est aussi qu'ils acceptent la maladie des autres.
Ce qu'on vit va clairement bouleverser et enrichir votre discipline, votre matière, la philosophie. J'imagine que c'est une période inspirante aussi ?
Plusieurs amis me disent que je parle du monde du vivant depuis plus de 20 ans. En un sens c’est vrai. C'est vrai que la philosophie est replacée devant ses exigences. Moi, j'ai mis un peu de temps à y venir. Je suis passé par l’histoire de la philosophie, par différentes choses. Je travaille à l'École normale, où on forme des jeunes chercheurs. Ce qui me frappe, c'est que les sujets de thèse d'aujourd'hui sont des sujets sur lesquels moi je travaille maintenant, comme beaucoup d'autres de ma génération, et qu’eux, sont tout de suite dedans. Donc voilà, je sais que les jeunes, pour lesquels on s'inquiète, et on a raison, sont aussi en train de construire des réponses. Ils iront beaucoup plus vite encore que moi, que nous, sur les questions de soins de santé publique, sur l'animal, sur le vivant. Ils sont déjà en droit, en histoire, en philosophie. Donc il y a une courbe de vitesse. Mais les jeunes sont là, et on y est aussi, cette génération est prise de plein fouet par tout cela.