Cynthia Fleury, philosophe : « Dans toute lutte pour la vie, la part sombre des êtres humains se manifeste »

Cynthia Fleury, philosophe : « Dans toute lutte pour la vie, la part sombre des êtres humains se manifeste »

Un jour, un regard sur la crise du Covid-19. Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grands experts sur une crise déjà entrée dans l’Histoire. Aujourd’hui, le regard de… Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire National des Arts et Métiers, titulaire de la Chaire de philosophie à l’hôpital du GHU Psychiatrie et Neurosciences, auteure de « Le soin est un humanisme » et de « Répétition Générale » chez Gallimard.
Public Sénat

Par Rebecca Fitoussi

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7 min

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Solidarité, résilience, lutte collective… La philosophe et psychiatre nous donne ses clés pour sortir au mieux d’une catastrophe pandémique traumatisante.

Cela fait plus de deux semaines que nous sommes confinés. Nous sommes en train de réinventer notre quotidien, nous créons de nouveaux repères. Avons-nous une capacité d’adaptation illimitée ?

Pour l’instant, nous réagissons, nous nous adaptons en effet, nous tentons de maintenir des rituels importants, comme la continuité pédagogique, les liens familiaux, et bien sûr nous nous confrontons à la faiblesse des ENTG (environnements numériques de travail). Nous vérifions que télé-travailler n’est pas moins fatigant, c’est un autre type de fatigue, qui sollicite beaucoup la perception visuelle et auditive, la concentration, le calme face aux défaillances du réseau ou de la plateforme. Personne ne connaît à l’avance sa véritable capacité d’adaptation ; en théorie elle est immense, en pratique, elle renvoie elle-même à des conditions de possibilité individuelles et collectives.

 

Diriez-vous que nous sommes en train de vivre un traumatisme collectif ? Et étant donné que l’épreuve est collective, crée-t-elle aussi une forme inédite d’union nationale ?

Nous vivons un inédit, qui aura une puissance traumatique pour certains : on pense à tous ceux qui sont tombés malades, à tous ceux qui ont craint pour leur vie, à tous ceux qui ont donné tout leur temps au soin des autres (il y a là un phénomène d’épuisement et d’anxiété) ; on pense à ceux qui ont perdu un proche, n’ont pu l’enterrer comme il se doit, et qui vont connaître un deuil très difficile. On pense à tous ceux qui sont déjà précaires et la récession économique, l’austérité, qui s’annoncent représentent une énorme menace. Face à cela, il est en effet nécessaire que l’esprit de solidarité se maintienne car la résilience n’existera qu’à cette condition. Si ce tournant social-démocrate se réalise politiquement, alors oui, cette catastrophe pandémique aura eu un effet bénéfique en nous obligeant à ne plus continuer comme avant.

 

Quelles conséquences peut avoir le confinement ? Cela peut-il engendrer par exemple des formes de dépression ? Provoquer d’autres pathologies ? Des TOC ? Des angoisses ? Des phobies ? De l’hypocondrie ?

Les décompensations sont multiples en effet : il y a les troubles de l’angoisse liés au stress de la situation, collective et individuelle : si vous êtes malade chronique, addict, déjà sujets aux TOC, etc. Tout cela se renforce, la menace du covid-19 vous rend plus vulnérable. Il y a la problématique de l’isolement social pour les aînés, ou ceux qui sont déjà très seuls ; donc il peut y avoir des effondrements, des épisodes dépressifs plus ou moins sévères ; il y a tous les hyperactifs qui perçoivent l’immobilisme de façon très mortifère. Il y a ceux qui sont en colère… Plus le confinement va durer, plus il sera difficile et provoquera des effets de décompensation.

 

On a tous été arrêtés en pleine activité, nos vies très actives ont été stoppées net. Ralentir le rythme peut-il avoir des bienfaits ? Cela peut-il provoquer ensuite des changements de vie radicaux ? 

Lorsque le ralentissement est désiré, il est bénéfique, il est vécu comme une pause salutaire et nécessaire. Lorsqu’il est subi, il est vécu comme un empêchement, un danger, notamment économique. Vivre cette pause reste un luxe. La majorité d’entre nous ne peut le faire sans arrière-pensée. Pour autant, ce confinement est une réalité et il faut donc trouver le moyen de le sublimer et d’en faire le seuil de quelque chose.

 

À l’issue d’une telle crise, une société peut-elle être plus exigeante vis-à-vis de ceux qui la gouvernent ?

Ce serait là une chose importante. Disons qu’il peut y avoir un effet de renforcement du « discernement », il faut l’espérer en tout cas. Une montée en exigence, certes, mais aussi ne pas chercher à stigmatiser telle ou telle action, à compter les points. Il est important d’être très rigoureux dans cette phase de retour d’expérience, et non de polémiquer inutilement. Il faut des enquêtes, de la transparence, mais limiter l’instrumentalisation politicienne de tout cela.

 

Le mot de « guerre » employé par le chef de l’État est-il adapté ? Fallait-il provoquer un électrochoc dans l’opinion ? Faire sortir certains du déni ?

Il fallait provoquer un électrochoc susceptible de mettre en ordre de marche les citoyens. Créer le consentement à un comportement collectif (confinement, gestes barrière, etc.), autrement dit à des restrictions de libertés individuelles, ne se fait pas sans convoquer une rhétorique particulière. Le terme de guerre ne me paraissait pas adapté, mais il a eu au moins le mérite de réveiller quelques esprits inconséquents. Ce qui est important dans cette crise, c’est l’obligation à laquelle l’État s’est soustrait en termes d’information publique. C’est là un exercice compliqué, et nous pouvons encore grandement progresser. Il n’empêche, ces points d’informations quotidiens, agrémentés de données scientifiques, sont essentiels pour instaurer un climat de confiance et la mobilisation afférente.

 

Cette crise montre à quel point les différents gouvernements ont négligé l’hôpital pendant des années. Aujourd’hui l’exécutif promet un plan massif. Craignez-vous que cette promesse parte aux oubliettes une fois l’urgence passée ?

C’est un enjeu collectif majeur : maintenir une pression forte pour que l’exécutif transforme ses engagements en actes réels. La situation est tellement inédite, elle a provoqué un tel désœuvrement économique et sanitaire, que la seule possibilité d’éviter une crise sociale de grande ampleur est de réinvestir massivement dans différents secteurs, dont celui de la santé, mais pas uniquement.

 

Certains soignants sont insultés, agressés, on leur demande parfois de déménager pour éviter de contaminer les autres… Comment faut-il voir cela ? C’est la peur qui parle ? La lâcheté ?

Dans toute catastrophe et lutte pour la vie, qu’elle soit fantasmatique ou réelle, la part sombre des êtres humains se manifeste. C’est détestable mais c’est ainsi. Il faut résister individuellement et collectivement à cela.

 

On observe aussi que le débat démocratique continue, que les parlementaires poursuivent leur travail de contrôle de l’exécutif, que la CGT lance un appel à la grève après l’annonce de mesures sur le temps de travail… « Notre démocratie est vivante » a dit Gérard Larcher… Vous êtes d’accord ? Tout cela est sain ?

Le maintien de la vie démocratique est essentiel et ce d’autant plus que nous sommes en état d’urgence sanitaire, qu’il y a un cadre dérogatoire pour restreindre nos libertés publiques et individuelles, mais en aucun cas, cet état n’est durable ; lui aussi répond à des obligations de contrôle et à des principes (cf. notamment les principes de Syracuse de l’OMS)

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