Des barbiers, des ongleries, des boutiques de téléphonie ou d’électronique aux vitrines flambant neuves… Mais jamais un seul client. Autant de commerces qui ont tendance à se multiplier dans certains quartiers, et qui servent en réalité de lessiveuses à des réseaux de criminalité organisée. Ce système bien rodé, qui inquiète de plus en plus les forces de l’ordre par son ampleur, trahit aussi l’augmentation des trafics ces dernières années. « On a, notamment dans le Nord-Est parisien et en Seine-Saint-Denis, beaucoup de commerces dont on se demande de quoi ils vivent. Je ne donnerais pas de nom parce qu’il y a des investigations en cours, mais à Paris cela peut concerner des rues entières. En Seine-Saint-Denis aussi », a voulu alerter, ce jeudi 20 février devant le Sénat, Laurent Nuñez, le préfet de police de Paris.
Ce haut fonctionnaire était auditionné, ainsi que différents responsables de la police et de la gendarmerie nationale, par la commission d’enquête que la Chambre haute consacre à la délinquance financière. Les élus s’intéressent notamment à la manière dont les forces de sécurité appréhendent la lutte contre le blanchiment d’argent, une pratique inhérente à la plupart des réseaux de criminalité organisée, mais qui est généralement assez complexe à cerner. Au cours des échanges, le rôle joué à l’échelon local par les baux commerciaux, utilisés pour dissimuler l’origine criminelle de certains fonds, a été pointé du doigt à plusieurs reprises.
« Des barbershops qui référencent plus de clients qu’ils n’en ont vu passer »
Si le grand banditisme fait généralement appel à des réseaux spécialisés dans le blanchiment, visant notamment à déplacer les avoirs à l’étranger en utilisant des montages financiers complexes ou des réseaux occultes de banquiers, « la criminalité organisée de bas du spectre assure l’auto-blanchiment de ses profits », explique Louis Laugier, directeur général de la police nationale. « Les groupes criminels les moins sophistiqués blanchissent eux-mêmes le fruit de leurs activités par des dépenses directes, via des petits commerces. Par exemple, des barbershops qui référencent plus de clients qu’ils n’en ont vu passer ». En clair, il s’agit de gonfler le chiffre d’affaires d’une boutique qui brasse en réalité des avoirs criminels.
« Le rôle que jouent les commerces dans le blanchiment est assez important, on ne peut absolument pas le nier », abonde Laurent Nuñez. Le préfet de police de Paris évoque ainsi « des commerces de téléphonie, d’alimentation, y compris de restauration, bref des commerces de tout type qui sont souvent adossés [à des réseaux de criminalité] ». « On se rend compte que les liens entre les gérants de ces établissements et les chefs d’organisations criminelles sont établis. Cela peut être, évidemment, des stups mais pas seulement. Beaucoup sont aussi adossés au commerce illégal de cigarettes », explique-t-il. « Ces commerces achetés par des chefs de réseaux de criminalité organisée sont souvent des coquilles vides et servent à blanchir les fonds. »
Accélérer les fermetures
L’une des principales difficultés des forces de l’ordre est d’obtenir leur fermeture. « Quand la direction de la police judiciaire travaille sur un certain nombre de trafics qui peuvent être adossés à des commerces illégaux, nous avons les moyens de mobiliser d’autres services pour faire fermer ces commerces en se portant sur d’autres infractions : le respect des règles d’hygiène, le paiement des cotisations sociales, etc. », explique le préfet.
Mais ces procédures peuvent être longues et complexes. À cette fin, une proposition de loi contre le narcotrafic, adoptée par le Sénat le 4 février mais qui doit encore être examinée par l’Assemblée nationale, prévoit de faciliter les fermetures administratives. « Nous sommes très en attente de la disposition qui a été votée à l’unanimité au Sénat et qui prévoit de fermer tout type d’établissement dès lors qu’il sera adossé de près ou de loin à un trafic de stupéfiants, qu’il s’agisse de blanchiment ou d’un point de deal. Pour nous, ce sera extrêmement utile », a fait valoir Laurent Nuñez.
Un dispositif qui, toutefois, ne permettra pas de traiter la racine du problème, comme l’a reconnu la rapporteure de la commission d’enquête, la sénatrice centriste Nathalie Goulet. « On sait très bien que quand on ferme un certain nombre d’activités dans une rue… elles se reconstituent dans la rue d’à côté peu de temps après. C’est vraiment octopus ! », a-t-elle déploré.