Délinquance financière : « Les mêmes qui demandent la tolérance zéro pour la délinquance du quotidien ont la capacité à faire le procès de la justice », pointe Fabrice Arfi

Auditionnés par la commission d’enquête du Sénat sur la délinquance financière, les journalistes Fabrice Arfi et Frédéric Ploquin rappellent comment les affaires politico-financières se sont multipliées en France, sur fond « d’impunité » et d’une police qui manque de moyens.
François Vignal

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C’est souvent par elle, la presse, que les affaires sont révélées au grand public. La commission d’enquête du Sénat sur la délinquance financière a, en toute logique, auditionné ce mardi deux journalistes connus pour leurs enquêtes et leur connaissance de ce monde aux multiples ramifications : Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart, et Frédéric Ploquin, aujourd’hui journaliste indépendant, après avoir longtemps travaillé à Marianne.

Devant le sénateur du Lot (groupe RDSE), Raphaël Daubet, président de la commission d’enquête, et sa rapporteure, la sénatrice centriste, Nathalie Goulet, Fabrice Arfi s’est efforcé de dépeindre un tableau, de fait peu flatteur pour l’hexagone, lorsqu’on met en perspective toutes les principales affaires.

« Quand on est citoyen d’un pays comme la France, on est citoyen d’un pays qui a déjà eu un Président définitivement condamné pour des atteintes à la probité, il s’appelle Jacques Chirac. Dont le premier ministre a été définitivement condamné pour atteinte à la probité, il s’appelle Alain Juppé. Dont le successeur de Jacques Chirac a été définitivement condamné pour atteinte à la probité, il s’appelle Nicolas Sarkozy. Et dont le premier ministre a été définitivement condamné pour atteinte à la probité, il s’appelle François Fillon. Ça veut dire deux chefs de l’Etat, deux premiers ministres, qui ont été définitivement condamnés pour atteinte à la probité. Je ne suis pas certain qu’il y ait beaucoup de démocraties occidentales libérales qui aient un tel CV judiciaire », cadre d’emblée le journaliste d’investigation de Mediapart, à l’origine de multiples révélations.

« On voit un renversement de perspective sidérant »

Une situation qui ne se limite pas à la droite, souligne Fabrice Arfi. Il rappelle évidemment l’affaire « Cahuzac, le ministre du Budget, qui était un fraudeur fiscal », « ou pendant la présidence Hollande, le patron du PS (Jean-Christophe Cambadélis, ndlr), qui avait été condamné deux fois pour atteinte à la probité », sans oublier « les affaires concernant LFI ou celles du RN », ou encore « la présidence Macron ». « Aujourd’hui, il faut constater que nous avons une ministre de plein exercice qui va être jugée pour corruption (Rachida Dati, ndlr). Nous avons un secrétaire général de l’Elysée (Alexis Kohler), mis en examen et qui sera probablement renvoyé devant un tribunal correctionnel pour des faits de prise illégale d’intérêts », souligne Fabrice Arfi, rappelant que l’ex-ministre de la Justice, Eric Dupont-Moretti, « s’est retrouvé devant la Cour de justice de la République », « un tribunal d’exception pour politique, jugé par les parlementaires », où « c’est le monde politique qui juge le monde politique », pointe-t-il.

Des affaires où presque à chaque fois, le même schéma se répète. « Les mis en cause, par définition, sont des gens puissants. Ils ont des réseaux, financiers, politiques », constate Fabrice Arfi. « C’est dans ce type d’affaire qu’on voit un renversement de perspective qui me paraît sidérant, au moins scandaleux », lance le journaliste, qui relève que « les mêmes qui demandent la tolérance zéro pour la délinquance du quotidien, de droit commun, ont la capacité à s’inviter dans les médias pour faire le procès de la justice ». Les mis en cause « vont à la radio, à la télé, pour dire que le problème dans ces affaires, c’est la justice. L’ancien Président dont on parle a comparé la police anticorruption à la Stasi Est allemande », rappelle Fabrice Arfi. Il parle ici de Nicolas Sarkozy. « Toute personne qui me téléphone doit savoir qu’elle sera écoutée. Vous lisez bien. Ce n’est pas un extrait du merveilleux film La Vie des autres sur l’Allemagne de l’Est et les activités de la Stasi. Il s’agit de la France », avait en effet écrit dans une tribune publiée dans Le Figaro, en 2014, l’ancien Président, dont le procès sur les soupçons de financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007 est en cours.

« De 2016 à 2021, les atteintes à la probité ont explosé de 28 % »

Des affaires à répétition, favorisées selon Fabrice Arfi par « le sentiment d’impunité », qui en est « la première des racines », selon le journaliste, prenant l’exemple de Jérôme Cahuzac, qui accepte d’être ministre du Budget, tout en se sachant « fraudeur fiscal ». « La question est culturelle », lance le journaliste.

Ces différentes affaires et la manière dont elles sont traitées, ou plutôt sous traitées, « peut donner le sentiment très dangereux que la loi n’est pas la même pour tout le monde », alerte Fabrice Arfi. Il pointe le fait que « l’essentiel des médias appartienne à des capitaines d’industries qui ont eux-mêmes des problèmes, pour une grande partie, avec la justice financière. Peut-être que ça n’aide pas, dans les médias concernés, à se dire que c’est peut-être intéressant pour le grand public », remarque le journaliste, qui « considère » les affaires comme « un cancer susceptible de dévorer la démocratie ». Il donne au passage un chiffre, passé inaperçu : « De 2016 à 2021, les atteintes à la probité ont explosé de 28 % ».

« Démantèlement relatif de la police judiciaire »

Frédéric Ploquin, qui suit de près le milieu du banditisme « depuis une quarantaine d’années », en suivant autant les sources policières que criminelles, rappelle que la France part de loin. Les sujets financiers, « c’était (considéré comme) une police de seconde zone », dans les années 80, avant que cette dimension ne soit développée. Les enquêteurs ont petit à petit découvert comment les milieux étaient imbriqués. « Ils se sont rendu compte que les trafiquants de stupéfiants utilisaient les mêmes acteurs du blanchiment pour recycler leur argent sale que les fraudeurs fiscaux, les amateurs de rétrocommissions dans les grandes affaires de vente d’armes de la France », raconte Frédéric Ploquin.

Mais la police et la gendarmerie française manquent de moyens ou de soutien. Cela commence quand Charles Pasqua arrive au ministère de l’Intérieur. Il affaiblit, « sans le dire » et subrepticement, l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière, souligne le journaliste. Plus récemment, la réforme de la police judiciaire, pilotée par Gérald Darmanin, « peut-être à la demande de l’Elysée », a abouti à « un démantèlement relatif de la police judiciaire », soutient Frédéric Ploquin, « on s’est un peu tiré une balle dans le pied ». Il ajoute :

 Cette réorganisation de la police judiciaire est une très bonne nouvelle pour les blanchisseurs d’argent sale, les trafiquants de stupéfiants. 

Frédéric Ploquin, journaliste.

« On ne peut pas penser la lutte contre le blanchiment juste à l’échelle hexagonale »

« Au final, ça fait une perte de savoir-faire en France, […] ces policiers dont on a besoin pour lutter contre la délinquance financière », résume Frédéric Ploquin. Surtout au moment où les techniques plus « traditionnelles » de blanchiment, comme l’achat d’un commerce, se mêlent à celle de la « fintech », avec des innovations financières et bancaires qui permettent de blanchir l’argent depuis un téléphone portable en quelques clics. Car en matière de délinquance financière, les auteurs ont souvent plusieurs temps d’avance, sur une police parfois démunie. Mais les réponses, au-delà des moyens nécessaires, ne peuvent se limiter à notre pays. « La France peut montrer l’exemple », souligne Frédéric Ploquin, mais « on ne peut pas penser la lutte contre le blanchiment juste à l’échelle hexagonale ». C’est toute la complexité et la difficulté.

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