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Dérives dans les crèches : au cœur de l’audition de Victor Castanet au Sénat, le rôle des élus locaux

Auditionné ce mercredi par les sénateurs après la publication de son livre sur les risques de maltraitance dans les crèches privées, Victor Castanet s’est longuement attardé sur les effets de bord du mode de financement mis en œuvre depuis une vingtaine d’années. Un système dont certains maires se sont accommodés pour rentrer dans leur budget, a expliqué le journaliste d’investigation. Mais ses propos ont aussi soulevé l’agacement de plusieurs parlementaires.
Romain David

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« Politique de suroccupation, non-respect des ratios d’encadrement, pratiques commerciales trompeuses, clauses contractuelles abusives, montages immobiliers, non-paiement des fournisseurs, dynamique du low cost… » Auditionné par la commission des affaires sociales du Sénat, ce mercredi 2 octobre, le journaliste d’investigation Victor Castanet s’est livré à un compte rendu détaillé des dérives qu’il met au jour dans son livre Les Ogres, consacré aux crèches privées. Deux ans après la publication d’une première enquête choc sur les maltraitances dans les Ehpad, il passe cette fois au crible les établissements d’accueil des jeunes enfants, et notamment le mode de fonctionnement des grands groupes qui dominent le secteur.

À l’issue de cette audition, le sénateur LR Philippe Mouiller, qui préside la commission des affaires sociales, a annoncé le lancement d’une « mission d’information flash » sur les angles morts du contrôle des crèches par l’administration. « Les récits de maltraitance sur les enfants et de souffrance au travail des employés décrits dans le livre sont assez terribles », a-t-il commenté.

Les effets de bord d’une tarification à l’heure

« Dans cette enquête, des centaines de témoins mettent au jour un vaste système de maltraitance qui se fait au détriment de l’argent public, des salariés de crèches et surtout de nos enfants, avec des séquelles qui peuvent perdurer pendant plusieurs années, voire sur une vie entière, des problèmes de sociabilisation, des rapports aux autres et à l’adulte compliqués, des syndromes post-traumatiques, des retards de développement, notamment du langage et de la propreté », a expliqué le journaliste en préambule.

Avant de s’attarder sur le système de financement du secteur, mis en place dans les années 2000, et qui aurait favorisé certains abus : « Le mode de financement choisi par l’administration, la PSU, a participé de cette dégradation », assure-t-il. Instaurée en 2004 et réformée en 2014, la prestation de service unique (PSU), est une aide de fonctionnement versée par la Caf aux gestionnaires d’établissements d’accueil. Elle est calculée sur la base du tarif horaire des crèches, c’est-à-dire les heures facturées aux familles. Ce système, en lieu et place d’un forfait, a permis de financer l’accueil à temps partiel. Mais comme l’explique Victor Castanet, il a également créé une forme de tension entre le nombre de places disponibles et le nombre total d’enfants accueillis sur la journée.

« C’est un système où tous les opérateurs ne pensent qu’à remplacer chaque enfant absent, et donc on utilise des enfants bouche-trous, deux heures par ici, un après-midi par là… », détaille le journaliste. « Avant 2014, dans une crèche de 30 enfants, il y avait 30 enfants, désormais dans une crèche de 30 enfants, il y a 60 enfants. Le nombre a doublé. D’un point de vue de la dépense publique, on peut estimer que c’est une bonne chose puisque l’on a doublé le nombre d’enfants sans créer de places nouvelles. Mais les professionnels se retrouvent à gérer les arrivées et les départs en permanence, elles n’ont plus la possibilité de surveiller un groupe d’enfants stable, de mettre en place un projet pédagogique ».

La dynamique low-cost

Ce mode de fonctionnement a permis d’améliorer le rendement des structures. En parallèle, certains groupes sont venus rogner sur leur masse salariale pour renforcer leurs marges tout en proposant des tarifs plus compétitifs. « Des directeurs m’ont rapporté que dans chaque crèche de La Maison Bleue, il manquait 10 % de masse salariale, et il ne s’agissait pas d’incidents isolés mais d’une politique pensée depuis le siège », explique Victor Castanet. Ces vacances passent généralement sous le radar des contrôles, quand ce n’est pas la crise des vocations qui sert de prétexte opportun pour faire valoir, auprès de l’administration, des difficultés de recrutement.

Le journaliste évoque également la responsabilité de certains maires qui ont confié au cours de la décennie écoulée la gestion des crèches municipales à des groupes privés pour des raisons budgétaires, optant généralement pour l’opérateur le moins coûteux, avec des répercussions sur la qualité d’accueil. « La dynamique du low coast instaurée par People & Baby, Les Petits Chaperons Rouges et La Maison Bleue a entraîné la dégradation continue des conditions de travail et de la qualité d’accueil avec la complicité de nombreuses villes, collectivités territoriales et ministères. Partout, on a fait le choix du moins cher et du moins disant. »

Un « point sensible » : le rôle joué par certains maires

Ces propos n’ont pas manqué de faire réagir plusieurs membres de la commission des affaires sociales, les sénateurs étant traditionnellement très attachés à la défense des élus locaux. « Vous voulez démontrer qu’il ne s’agit pas uniquement de la responsabilité de certains opérateurs obsédés par la rentabilité, mais qu’il y a aussi une responsabilité des pouvoirs publics. […] Nous sommes nombreux dans cette salle à avoir été maires de petites communes, qui ont créé et géré des crèches avec pour seule boussole le bien-être des enfants. Ne pensez-vous pas avoir été désobligeant, un tantinet impertinent envers ces maires qui se dépensent sans compter pour protéger notre bien le plus précieux, nos enfants ? », s’est agacée Christine Bonfanti-Dossat, sénatrice LR de Lot-et-Garonne.

« Ce sont les faits qui sont désobligeants à l’égard des maires. À partir de 2004, le secteur des crèches s’ouvre au privé parce qu’il y a une lacune du public », lui a répondu Victor Castanet. « Aujourd’hui, 90 % des nouvelles places de crèches sont le fait du privé, cela montre qu’il y a un effacement du public. »

« Les maires font une délégation de service public et celle-ci n’a pas été appliquée. Il y a un dysfonctionnement. C’est de la responsabilité de ceux qui ont signé cette délégation de service public, et pas du maire », a tenté de recadrer le sénateur de la Corrèze (Les Indépendants) Daniel Chasseing.

La question du rôle joué par certains maires pourra être « un point sensible » pour la mission d’information, a reconnu le président Philippe Mouiller au sortir de l’audition. Avant de déminer : « Pour moi, la question n’est pas celle du maire mais plutôt des outils, des procédures qui font que l’on peut avoir des dérives dans lesquelles se sont engagées les collectivités, parfois à bon escient au démarrage ». « Globalement les maires ont toujours une volonté de mettre en place des services publics de qualité, au plus près des besoins de la population, et en gérant au mieux les deniers publics. Parfois, les outils ne sont pas toujours adaptés pour permettre de trouver cet équilibre », ajoute-t-il.

« Les pouvoirs publics ont fait preuve de mansuétude à l’égard des dérives du privé »

À de nombreuses reprises les sénateurs ont questionné Victor Castanet sur les raisons pour lesquelles, selon lui, les professionnels de la protection maternelle et infantile (PMI) n’ont pas mis le doigt sur les errances dénoncées dans son ouvrage. Le journaliste évoque le fonctionnement « en silo » des administrations départementales, ce qui n’a pas permis aux services de détecter les stratégies d’optimisation mises en œuvre à l’échelle nationale par les grands groupes. Mais là encore, il a également pointé l’attitude de certains édiles.

« Il y a le poids de l’élu local. On me rapporte qu’un certain nombre d’inspecteurs et d’inspectrices, dans plusieurs départements, ont voulu mettre en place des sanctions, voire des fermetures administratives, et cela n’a pas été suivi des faits parce qu’au bout de la chaîne, c’est l’élu local qui prend la décision de fermer ou non une structure », explique-t-il. « Et il arrive qu’il ne le fasse pas. Pour une bonne raison : parce qu’il faudra retrouver des places aux familles. Mais aussi par dépendance au privé, qui gère désormais 90 % des nouvelles places, et dont il est parfois difficile de remettre en cause le fonctionnement », avance-t-il. Et de conclure : « Les pouvoirs publics ont fait preuve de mansuétude à l’égard des dérives du privé, parce que l’on sait aujourd’hui que l’on a besoin du privé. »

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