Fonds marins : « Il est important de dire à la jeunesse qu’il est encore temps d’agir », affirme l’architecte des océans Jacques Rougerie

Fonds marins : « Il est important de dire à la jeunesse qu’il est encore temps d’agir », affirme l’architecte des océans Jacques Rougerie

Spécialiste mondial de l’habitat sous-marin, l’architecte Jacques Rougerie participe au LH Forum lancé par Édouard Philippe et Jacques Attali, dont Public Sénat est partenaire. LH Forum est consacré cette année au rapport de l’homme à la mer. Jacques Rougerie évoque les défis posés par l’exploration des mondes sous-marins et le respect de l’environnement. Entretien.
Romain David

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La 10e édition du LH Forum créé par Édouard Philippe et Jacques Attali s’ouvre ce jeudi 23 septembre au Havre. Cette année, ce rendez-vous des villes et des territoires positifs, dont Public Sénat est l’un des médias partenaires, s’articule autour de la thématique de l’eau, et plus particulièrement des enjeux et défis posés par l’exploitation et la préservation des ressources maritimes mondiales. Au programme : une série de tables rondes avec des intervenants de renoms, parmi lesquels différents responsables politiques comme le ministre de l’Économie Bruno Le Maire ou Anne Hidalgo, la maire de Paris, des chefs d’entreprise, des scientifiques mais aussi des profils plus atypiques, comme celui de Jacques Rougerie, « architecte des océans ». Il participe au débat : « Quand l’homme doit s’adapter à l’océan ». À 76 ans, cet académicien, spécialiste mondial de l’habitat sous-marin, fourmille d’idées et de projets innovants pour resserrer le lien entre l’homme et la mer en tenant compte des grands enjeux environnementaux.

 

Pourquoi était-il important pour vous de participer à ce forum consacré à l’avenir de l’eau et des océans ? Quel message souhaitez-vous faire passer ?

C’est une occasion de défendre notre engagement vis-à-vis des océans, et d’évoquer les grands enjeux économiques et environnementaux que représente le monde maritime. C’est aussi l’occasion d’échanger, avec des responsables politiques notamment, de confronter les points de vue, de sortir d’une vision unique, car les perspectives de développement offertes par la mer recoupent un grand nombre de transversalités, depuis la recherche scientifique jusqu’à l’architecture. Il sera aussi certainement question de la pollution et de la destruction des environnements marins, mais sur ce point je tiens à rester positif. Il est important de dire à la jeunesse qu’il est encore temps d’agir même s’il faut avoir conscience de l’ampleur des dégradations. L’immensité de l’océan, ses incroyables capacités de régénération, nous permettent encore d’y croire !

 

Cette destruction, de quelle manière constatez-vous sa progression ?

J’ai eu le bonheur de parcourir pas mal d’océans à travers le monde, et j’ai pu suivre l’évolution de nombreuses régions. Les littoraux, notamment les estuaires, se sont énormément transformés ces dernières années. De plus en plus, les gens veulent vivre au bord de la mer, y partir en vacances. Les stations balnéaires se développent, ce qui provoque un indéniable déséquilibre environnemental. La multiplication des zones marines protégées a son efficacité. À Port-Cros, au large de Toulon, les habitats se sont reconstitués, la faune est revenue. Nous avons donc la possibilité de faire quelque chose. Il y a aussi la problématique des plastiques. On s’aperçoit aujourd’hui que le ramassage en pleine mer est trop complexe et d’une efficacité limitée, car une grande partie du plastique qui pollue nos océans pourrit déjà dans les fonds. Il faut agir bien en amont, en mettant en place des solutions dans les estuaires.

 

Vous parlez souvent de la « blue econony » et des défis qu’elle pose à l’humanité. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce concept ?

Le terme « blue economy » désigne l’ensemble des activités économiques issues de l’exploitation des océans, qu’il s’agisse de la pêche, du fret ou du tourisme. Le principal enjeu, aujourd’hui, est de parvenir à mettre en place une juridiction plus stricte à l’international pour cadrer davantage ces différentes activités et éviter certains des écueils que nous avons déjà pu rencontrer sur terre. Sinon, au bout d’une génération il n’y aura plus rien, les principales ressources sous-marines auront été pillées. En tant qu’architecte des océans, mon rôle est de penser et de concevoir des infrastructures pour accompagner ce développement dans le respect de l’environnement. Mon principal souci est de tenir compte de leur impact sur les milieux marins.

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Ici Jacques Rougerie avec l'Aquabulle, une capsule sous-marine.
Jacques Rougerie


On a beaucoup parlé ces derniers temps de la relance de la conquête spatiale grâce à l’émergence d’acteurs privés, mais à vous entendre, les fonds marins constituent le prochain terrain de conquête de l’humanité.

Il faut faire attention au mot conquête, car il peut être négatif. L’homme regarde ce qui se passe sous l’eau depuis une cinquantaine d’années seulement. Longtemps, nous avons cru que le monde aquatique était gris, synonyme de mort. La découverte des beautés sous-marines est récente. Pour autant, je ne pense pas que le futur de l’humanité soit sous la mer. Peu de gens ont vocation à y évoluer, mais les échanges avec la surface vont certainement s’intensifier dans les années à venir à travers l’aquaculture, la prospection, la recherche sur la pharmacologie, etc.

 

La France, qui possède l’un des plus grands domaines maritimes du monde grâce aux Outre-mer, joue-t-elle pleinement son rôle dans le développement de ces échanges entre terre et mer ?

Il y a une cinquantaine d’années, la France était leader en matière de plongée sous-marine. Dès les années 1960, nous avons testé les possibles de l’habitat sous-marin grâce au programme Précontinent lancé par le commandant Cousteau. La Comex a été la première compagnie au monde d’ingénierie sous-marine. Depuis, il y a eu un recul lié à de mauvaises décisions politiques. Mais il est toujours possible de rattraper notre retard. En septembre, le président Macron a fait un certain nombre d’annonces très fortes en faveur du développement des aires marines protégées. C’est bien joli d’avoir la deuxième zone économique exclusive du monde si on ne peut pas la préserver des pillages. C’est aussi pour ça que le LH forum est intéressant, il est l’occasion de dresser un bilan dans chaque discipline et de fixer des orientations. De mon côté, j’estime que nous devons faire davantage en matière d’éducation et de sensibilisation. On ne parle pas assez de la mer à l’école, alors que les océans jouent un rôle crucial dans l’équilibre climatique.

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Maquette d'un village sous-marin imaginé au début des années 1970.
Jacques Rougerie

 

Est-ce pour cela que vous avez lancé votre Fondation en 2009 ? Faire éclore des vocations ?

La mer, et plus généralement la nature, sont d’incroyables banques de données, des sources d’enrichissement. J’ai créé cette fondation pour pousser la jeunesse à innover à travers le biomimétisme. Nous avons 10 000 candidats issus de 135 pays. Chaque année nous décernons des prix et mettons les lauréats en contact avec certaines autorités pour leur permettre de décrocher un budget. Nous avons par exemple des jeunes qui ont réussi à développer des récifs artificiels en grande profondeur avec l’Ifremer. Les applications sont très concrètes.

 

De votre côté, quels sont vont prochains projets architecturaux ?

Nous venons tout juste de livrer l’écomusée de la mer en Polynésie. Actuellement je suis accaparé par les JO 2024, puisque j’ai été retenu pour concevoir la marina olympique de Marseille. C’est un calendrier très serré. Je travaille également sur un projet de base sous-marine permanente, capable d’accueillir 18 personnes. Je n’ai pas le droit de vous en dire plus… mais ça ne sera pas en France.

 

On se souvient aussi du SeaOrbiter, ce grand vaisseau scientifique qui devait explorer les océans. Une mise à l’eau avait été annoncée pour 2020, mais ce projet semble avoir été mis à l’arrêt ?

Le SeaOrbiter a été pensé comme un ISS de la mer. Imaginez une sorte de bateau qu’on laisse dériver à la verticale dans les grands courants océaniques pour étudier les conséquences du changement climatique sur la biodiversité et les équilibres marins. Ce laboratoire flottant a été pensé pour accueillir 18 personnes, dont 6 à saturation, c’est-à-dire sous l’eau, en milieu pressurisé. Mais ce projet n’a pas fait l’enthousiasme de tout le monde, et nous n’avons pas réussi à boucler le montage financier. Je pense que nous sommes arrivés trop tôt, car aujourd’hui un certain nombre d’organismes me recontactent. Cette fois, je me garderai bien de vous donner un calendrier, mais je pense que le moment est venu. D’ici quelques années, vous verrez voguer cette sentinelle de la mer !

 

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Vision d'artiste du SeaOrbiter imaginé par Jacques Rougerie.
Jacques Rougerie

 

  • Retrouvez l’intégralité du programme du LH Forum, ici

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