Magistrat spécialiste du droit des enfants, cela fait 20 ans que le juge Edouard Durand se dédie corps et âme à la lutte contre les violences sexuelles sur mineurs. Si les enfants sont plus considérés qu’ils ne l’étaient à l’époque, l’écart entre les plaintes et les condamnations reste criant. Cette semaine, Rebecca Fitoussi reçoit le magistrat Édouard Durand, dans « Un monde un regard ».
EHPAD – Les éternels oubliés : journal d’une infirmière
Par Amélie Gohier
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Je m’appelle Julie, j’ai 30 ans et comme beaucoup de monde en ce moment, j’ai attrapé le Covid-19 en allant travailler. Je suis infirmière dans un EHPAD de 60 résidents, âgés de 70 à 106 ans. Depuis février, nous entendons parler du Coronavirus sans plus nous inquiéter. Mais les jours passent et la maladie se rapproche. Les premiers cas en Italie nous inquiètent beaucoup tandis que notre direction disparaît dans d’interminables réunions.
10 mars – Interdiction des visites : l’isolement devient intolérable pour les résidents
Soudain, le virus est à nos portes, on interdit les visites. C’est un déchirement pour la plupart des résidents dont le seul réconfort était le contact avec leur famille. Presque aucun d’entre eux n’a de téléphone portable pour communiquer avec l’extérieur et certains sont dans l’incapacité de s’exprimer au téléphone. L’isolement, qui était déjà une source d’anxiété pour eux, devient intolérable. Mon cœur se serre, le jour où une mamie de 93 ans me dit : « je m’en fiche de mourir, mais ce qui me fait de la peine c’est de savoir que je vais mourir sans avoir revu ma fille ! ».
Puis, disparaissent les kinés, les médecins de ville, les laboratoires qui suivaient les résidents en fin de vie… Aucune personne venant de l’extérieur n’est acceptée, pour éviter de faire entrer le virus. On se retrouve seuls.
On vérifie les stocks car on ne sera pas réapprovisionnés et le matériel commandé n’arrivera pas avant des mois. Nous savons déjà que le nombre de masques de protection ne nous permettra pas de tenir plus de 3 jours, nous n’avons plus de gel hydroalcoolique, pas de charlottes pour les cheveux ni de tenues intégrales.
Je finis par remplacer ma cadre qui commence à se sentir malade, elle reste chez elle, par précaution. De toute façon elle ne pourra pas se faire tester avant deux semaines.
23 mars – première suspicion, nous recevons des masques périmés depuis 2001
Une résidente se met à tousser, nous craignons « qu’elle l’ait » sans oser nommer le virus. On l’isole dans une chambre, mais la pauvre ne comprend pas pourquoi. Puis d’autres se mettent à avoir de la fièvre. On ne sait pas s’ils seront testés un jour.
Je surprends une aide-soignante en train de pleurer, elle a peur pour les résidents et pour elle, elle se demande si elle va revenir le lendemain car elle a peur de le transmettre à ses enfants. Comment lui en vouloir ? Le lendemain, elle ne vient pas. Puis les femmes de ménages ne viennent plus, malades aussi. Je me propose pour nettoyer les chambres des résidents en « suspicion » de Covid, toujours sans protection.
Nous recevons des masques périmés depuis 2001, de vieux stocks sanitaires, c’est toujours mieux que rien, ça nous permettra de tenir un jour de plus. On appelle, à nouveau, nos fournisseurs pour recevoir des surblouses (indispensables). Réponse : « on ne peut pas vous en donner, mais dans un EHPAD pas loin de chez vous, ils utilisent des sacs-poubelles, ça marche, apparemment » .
Dans le pays des Lumières, de Pasteur, fief de la médecine moderne, on demande aux soignants de s’habiller de sacs-poubelles pour se protéger d’un virus mortel ?
24 mars – En France, en 2020, on doit choisir : les jeunes ou les vieux
Un jour, un résident de 88 ans a du mal à respirer, j’appelle le Samu, qui m’annonce qu'ils ne viendront pas le chercher, que son médecin peut déjà rédiger son certificat de décès. La priorité est de sauver, ceux qui peuvent être sauvés, les plus jeunes, d’accord, mais comment annoncer cela aux enfants de ce monsieur qui appellent pour prendre des nouvelles ? C’est donc clair, en France en 2020, on doit choisir : les jeunes ou les vieux. Une génération entière va être sacrifiée dans l’indifférence générale.
27 mars - Appel aux dons des particuliers : tout est bon à prendre
Il nous manque toujours les précieux masques, nous faisons un appel aux particuliers sur les réseaux sociaux. Nous voilà réduits à faire la manche pour obtenir n’importe quel matériel qui pourrait nous être utile : des tenues de peintres, des masques de chantier, du gel hydroalcoolique, des masques faits maison… Tout est bon à prendre.
28 mars – Des masques ont été récupérés par des faux directeurs d’EHPAD, sûrement pour les revendre
Un autre jour, la directrice a récupéré des masques prévus pour les EHPAD, dans une nouvelle réserve sanitaire, elle en a eu 300, ce qui nous suffira pour la semaine. Mais contrairement à ce qui était prévu, elle n’en n’aura pas plus car des cartons de masques ont été récupérés par des faux directeurs d’établissement d’EHPAD, sûrement pour les revendre sous le manteau. Décidément, ce virus révèle le pire chez les hommes.
Plus tard, j’essaie de commander des bouteilles d’oxygène car si nos résidents ne sont pas pris en charge par la Samu, nous pouvons toujours essayer de les mettre nous-même sous assistance respiratoire… mais j’apprends qu’elles n’arriveront pas avant juin. Ironie du sort, dans la même journée, nous recevons un mail nous informons que des housses mortuaires nous seront livrées dans les prochains jours, alors qu’aucun patient n’est décédé pour le moment.
30 mars - Je suis testée positive au Coronavirus
Les jours passent, les aides-soignants tombent malades, puis les cuisiniers, puis moi. La directrice a posé des annonces, contacté des cabinets d’infirmiers libéraux mais personne n’est disponible pour travailler en EHPAD en ce moment, ces établissements ne sont pas prioritaires. Une fois de plus, les soins aux personnes âgées sont délaissés.
Je dois sûrement avoir fait une vingtaine d’heures supplémentaires, les patients sont contents de me voir, c’est le principal. Ma famille et mes amis s’inquiètent pour moi, ils ont vu les chiffres affolants des décès en France, qui augmentent chaque jour et savent que je suis en 1re ligne. Je leur réponds que les décès en EHPAD ne sont même pas comptabilisés car ils ne meurent pas à l’hôpital.
Enfin, fin mars, le ministre de la santé, Olivier Véran, se souvient de l’existence des EHPAD et décide de prendre des mesures de sécurité, que nous appliquons déjà depuis plusieurs semaines, comme le confinement dans leurs chambres de tous les résidents (ce qui est dangereux pour leur santé mentale et physique mais nous devons nous y résoudre). Les chiffres affligeants des EHPAD apparaissent enfin dans les JT, malheureusement nous savons depuis le début de l’épidémie que l’hécatombe est inévitable.
Il m’arrive de verser quelques larmes mais jamais devant les résidents ou les aides-soignants. Le soir, je rentre sous les applaudissements des confinés, ce qui me réconforte et me fait oublier mon épuisement.
Aujourd’hui, j’écris cela du fond de mon lit et j’enrage. Nous avons été envoyés « A POIL » auprès de la population la plus fragile durant cette épidémie. Je m’en veux et j’en veux à ce gouvernement d’avoir fait entrer cette maladie infâme dans notre EHPAD, de la laisser s’attaquer à nos aînés, nous la transmettant au passage entre soignants mal protégés.
9 avril – Nous serons avec les familles pour porter plainte contre l’État pour mise en danger de la vie d’autrui
Cela fait 10 jours que j’ai été testée positive, je suis enfermée chez moi à attendre des nouvelles de mes collègues. Ils me manquent, mes résidents. Dans 6 jours quand je reviendrai, combien en restera-t-il ? Je rumine car ma place de soignante n’est pas dans un lit, je veux aider.
Aujourd’hui, notre directrice travaille tous les jours, distribue les médicaments, les plateaux-repas, et fait le ménage. Il reste encore 2 aides-soignantes ainsi qu’un seul cuisinier, pour 60 résidents enfin… 57… 3 résidents nous ont quittés depuis que je suis arrêtée.
Comment se passera mon retour à l’EHPAD ?
Parfois, un sentiment de culpabilité m’envahit : c’est nous, les soignants, qui avons fait entrer le virus entre ces murs. Puis je réalise que c’est le système médical qui ne nous a pas protégés comme il aurait dû le faire et surtout : qui n’a pas protégé nos fragiles pensionnaires.
Une fois l’épidémie terminée, nous serons aux côtés des familles afin de porter plainte contre l’État pour mise en danger de la vie d’autrui.