Éric Bocquet : « L’impunité fiscale on en parle souvent, mais il n’y a pas un fraudeur fiscal en prison »

Éric Bocquet : « L’impunité fiscale on en parle souvent, mais il n’y a pas un fraudeur fiscal en prison »

Après Sans-domicile fisc, Éric Bocquet, sénateur communiste du Nord et son frère, Alain Bocquet, ancien député, sortent avec le journaliste Pierre Gaumeton un nouveau livre intitulé Milliards en fuite, aux éditions Le cherche midi Ils y reviennent, comme dans leur précédent ouvrage, sur la lutte contre l’évasion fiscale, mais aussi plus largement sur le fonctionnement du système financier mondial et européen et l’impact récent de la crise sanitaire. Éric Bocquet revient sur les « pistes » pour mettre en place une « finance éthique ».
Louis Mollier-Sabet

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Vous commencez votre livre par un chapitre sur la crise Covid. Vous expliquez justement que ce n’est une crise que pour certains (« certains sont touchés, d’autres touchent »). Alors, la situation dans les paradis fiscaux et les marchés financiers s’est-elle dégradée depuis un an et demi ?

Tout ça n’a pas changé, la crise sanitaire est simplement une illustration de plus que tout cela continue. Les beaux discours du printemps dernier sur le « monde d’après » ont mal vieilli. Je lisais ce matin dans Le Monde que les banques européennes localisaient 25 % de leurs bénéfices dans des paradis fiscaux… Mais la crise sanitaire est ce qui nous a amené à produire ce livre. Nous en avions l’idée depuis un moment, mais ça s’est accéléré ces derniers moi. Mais sur le fond, rien n’a changé.

Avec les plans de relance et le quoiqu’il en coûte, le gouvernement a complètement fait voler les contraintes budgétaires. Est-ce que cette politique économique là est suffisante pour parler d’un « retour d’un État volontaire », comme vous le faites dans votre livre ?

Ce retour d’un État-providence et d’un État volontaire fait partie des constats qu’on a pu faire. Avec la crise sanitaire, il a bien fallu un État qui soit en capacité d’emprunter. Même si on nous raconte qu’il ne faut pas inquiéter les marchés financiers, je constate que quand l’État s’endette, ils ne sont en fait pas du tout inquiets. On nous prête même à taux négatif ! Je suis toujours par saisi par ce paradoxe hallucinant et je le pointe régulièrement quand on auditionne la Cour des comptes, la Banque de France ou les ministres qui tiennent un discours très alarmiste. Alors que la confiance des marchés financiers se traduit même par des taux négatifs : on leur remboursera moins que ce qu’on leur a emprunté, je ne vois pas comment on peut dire qu’ils n’ont pas confiance. L’injection d’argent public dans l’économie avec l’intervention de la Banque centrale européenne (BCE) n’a finalement servi qu’en partie à l’économie réelle. Il y a un vrai sujet sur le financement de la dette et cette pandémie l’a illustré quand la relance a surtout servi à gonfler les marchés financiers.

La crise sanitaire a eu un impact budgétaire important. Bruno Le Maire appelle à la fin du « quoi qu’il en coûte » face à l’augmentation du déficit budgétaire. Dans votre livre vous défendez une proposition alternative, une annulation partielle de la dette détenue par la BCE tout en attirant l’attention sur la dette privée.

L’annulation des dettes publiques détenues par la BCE une option, mais on ne tranche pas sur le sujet. Ce débat n’est pas inintéressant du tout. Ça s’est fait dans l’histoire, l’Allemagne en a bénéficié en 1953. Aujourd’hui la BCE, dont le mandat n’est pas de financer les États – l’article 223 du traité de Lisbonne lui interdit – les finance de fait. Elle détient même plus de 50 % des dettes des États de la zone euro (plus de 3000 milliards sur plus de 6000 milliards de créances au total). La BCE s’est clairement affranchie de ses propres règles, donc profitons du fait que tous les peuples européens sont confrontés à cette situation historique pour réfléchir à un nouveau mandat de la BCE. Quand je vois le rôle qu’a pris la Fed ou la banque d’Angleterre en finançant directement les choix de leurs gouvernements par leurs monnaies, je me dis qu’il y a une nécessité d’un nouveau mode de financement des États [européens], qui ont perdu leur souveraineté. Les Japonais ont une dette deux fois supérieure à la nôtre (à hauteur de 240 % du PIB), la différence est qu’elle est détenue par des institutions publiques japonaises, voire des particuliers.

Dans notre monde d’après on met cette option-là en débat et il faut que le débat monte. La dette a été érigée en dogme absolu, mais tout cela a volé en éclat sans que l’on change les traités. « Politiques d’assouplissement quantitatif » … tout cela est du jargon pour dire qu’on outrepasse les règles des traités. Quand il y a le feu dans la maison – et là on est dans une situation d’urgence – il faut poser cette question du financement des États, qui est une question éminemment politique.

Et sur la dette privée, les prêts garantis par l’État vont arriver à échéance en 2022, n’est-ce pas un sujet tout aussi politique ?

C’est un sujet que l’on n’évoque dans le livre, mais pas suffisamment à mon avis. La dette privée est supérieure à la dette publique. J’entends certains entrepreneurs s’inquiéter en voyant l’échéance du remboursement arriver et on peut le comprendre. Bruno Le Maire évoque une annulation pure et simple de ces crédits, mais cela tombera alors dans le panier de la dette publique. Et derrière on entend la musique qui dit que la dette, il faut la payer. Cela va revenir très fort avec la loi de finances que nous examinerons bientôt. La dette va être la clé de voûte de cet exercice budgétaire, comme toutes ces dernières années. Cela va être la justification de réduire les moyens des services publics alors qu’on en a cruellement besoin, la crise sanitaire l’a prouvé. Sur la dette publique comme sur la dette privée, il faut arrêter de culpabiliser et dramatiser les choses, c’est un choix politique. Si on avait ciblé le financement de la dette sur l’écologie et les inégalités cela aurait eu un effet certain, un peu comme Biden le fait. Moins de 2 % des transactions financières dans le monde ont un lien avec l’économie réelle, le chemin est encore long.

Précisément, vous proposez ensuite dans votre livre 10 « pistes » pour une finance citoyenne. Vous évoquez d’abord plusieurs mécanismes multilatéraux pour réformer la finance au niveau mondial (COP fiscale, organisation mondiale de la finance). On a récemment vu le G7 s’engager sur un impôt mondial de 15 % sur les bénéfices, vous parlez vous-même dans l’avant-propos de votre livre de l’arrivée d’un Biden poussé par Sanders sur sa gauche au pouvoir. Est-ce que les choses ne bougent pas au niveau mondial ?

Cela bouge un peu, mais à la vitesse des chars à bœufs alors qu’il faudrait y aller à la vitesse du TGV. On est à un tournant historique. On propose la création d’une Organisation mondiale de la finance sous l’égide de l’ONU et plus des financiers eux-mêmes, comme c’est le cas des instances mondiales de régulation de la finance actuellement. La finance, ce n’est pas l’affaire du G7 ou de l’OCDE – qui fait un certain travail – mais il y a 200 pays dans le monde. C’est un sujet hautement politique, ce n’est pas qu’une affaire d’expert. Il faut associer les ONG, les syndicats, les citoyens, les parlements de tous les pays du monde. Comme on peut le faire pour la santé avec l’Organisation mondiale de la Santé et pour le commerce avec l’Organisation mondiale du commerce, il faut donc créer une OMF, Organisation mondiale de la finance. Il faut que l’argent ne soit plus le nerf de la guerre, mais nerf de la paix

L’Observatoire européen de la fiscalité a sorti aujourd’hui une étude qui montre que les banques européennes placent 25 % de leurs bénéfices dans les paradis fiscaux, une proportion stable depuis 2014. L’étude calcule un « déficit fiscal » qui permet de chiffrer le manque à gagner pour les États par rapport à une situation où les banques étaient effectivement soumises à un taux d’imposition minimum dans chaque pays. La France fait partie des pays qui a le déficit fiscal le plus important (340 millions d’euros par an). Comment peut-elle « assécher les paradis fiscaux » et récupérer ce manque à gagner ?

Je vais interpeller Bercy à ce sujet, comme je l’avais fait pour OpenLux en février dernier. Le problème c’est que l’on n’a pas fait grand-chose là-dessus à Bercy, alors qu’on parle de paradis fiscaux au cœur de l’Europe. En 2013 la BCE avait coupé tous les transferts vers Chypre pour sanctionner des oligarques russes. Une instance comme ça peut donc agir mais il faut désigner l’adversaire. Tant que l’Union Européenne (UE) ne reconnaît pas ses adversaires en son sein on n’avancera pas. On connaît cette liste : les Pays-Bas, le Luxembourg l’Irlande ou Malte avec qui on a certains problèmes. On en revient à l’échelon européen, mais la France doit avoir un rôle moteur. Elle aura bientôt la présidence de l’UE en pleine campagne présidentielle. Il faut agir et intervenir pour inviter ses partenaires à bouger sur le sujet, car malheureusement nous sommes les plus pénalisés. Mais il faut qu’on s’en mêle tous.

Par rapport à votre précédent livre, vous abordez la situation sur les marchés financiers plus largement que sous le seul prisme de l’évasion fiscale. Vous revenez sur la taxation des transactions financières, sur l’impunité fiscale, sur le blanchiment : comment mettre en place une « finance citoyenne » ?

C’est un enjeu de fond. Déjà, on nous dit de partout qu’on n’a pas les marges de manœuvre pour mener les politiques nécessaires, nous montrons que cela relève de choix politiques. L’impunité fiscale, on en parle souvent mais il n’y a pas un fraudeur fiscal en prison.

Google, condamné par l’UE, a versé seulement 800 ou 900 millions d’euros au lieu de 7 milliards. Ces grands groupes ont le pouvoir de négocier le montant de leur impôt et là où ils veulent le payer. Cela pose un grand problème de consentement à l’impôt et je comprends la colère de nos concitoyens à ce sujet. Aujourd’hui on veut faire appel à Google pour repérer les piscines non déclarées au fisc : c’est comme si on confiait la présidence de la Licra à Dieudonné ou à Marine Le Pen.

Le barème de l’impôt c’est la loi de la République, qui est votée par le Parlement, il faut la faire respecter. Le problème c’est que la loi prévoit ce genre de négociations, on ne peut pas accepter ça. Le politique doit s’imposer dans la société et à tous les étages. On perd de l’argent, ce n’est pas acceptable. Il faut faire évoluer la loi. M. Darmanin avait annoncé en 2018 la création d’un observatoire de la fraude fiscale, il n’a jamais vu le jour et M. Darmanin n’est plus ministre du budget. C’est un outil qui permettrait d’associer les ONG, les citoyens. J’avais d’ailleurs proposé ma candidature parce qu’on m’avait dit qu’il manquait un président pour créer cet observatoire. C’est invraisemblable, les candidatures ne devaient pas manquer. Il y en a assez de voir passer les scandales, on n’est pas obligé d’accepter tout ça, il faut imposer la loi de la République à tous.

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