Éric Dupond-Moretti renvoyé devant la Cour de Justice de la République : comment fonctionne cette juridiction d’exception ?
Soupçonné de conflits d’intérêts, le garde des Sceaux a été renvoyé lundi devant la Cour de Justice de la République. Une première pour un ministre en exercice. Ses avocats ont annoncé son pourvoi en cassation.

Éric Dupond-Moretti renvoyé devant la Cour de Justice de la République : comment fonctionne cette juridiction d’exception ?

Soupçonné de conflits d’intérêts, le garde des Sceaux a été renvoyé lundi devant la Cour de Justice de la République. Une première pour un ministre en exercice. Ses avocats ont annoncé son pourvoi en cassation.
Romain David

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La Cour de Justice de la République (CJR) a ordonné lundi matin l’ouverture d’un procès contre le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti. Le ministre de la Justice est accusé d’avoir usé de sa fonction pour lancer des poursuites contre des magistrats avec lesquels ils avaient eu maille à partir lorsqu’il était encore avocat. La Cour de Justice de la République a vu le jour au début des années 1990, dans la foulée du scandale du sang contaminé, pour mettre fin aux polémiques sur l’impunité des responsables gouvernementaux éclaboussés par les affaires. Mais cette juridiction, qui mêle politiques et magistrats, est souvent décriée.

À quoi sert la Cour de Justice de la République ?

Mise en place par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993, la Cour de Justice de la République est une juridiction d’exception, chargée de juger les membres du gouvernement (Premiers ministres, ministres et secrétaires d’Etat) accusés de crimes ou de délits en lien avec l’exercice de leur fonction. Les infractions qui ne sont pas liées à leur poste demeurent du ressort des juridictions de droit commun.

Éric Dupond-Moretti est mis en cause pour des conflits d’intérêts dans deux affaires. Il lui est reproché d’avoir diligenté une enquête administrative contre trois magistrats du Parquet national financier (PNF), qui ont épluché ses relevés téléphoniques lorsqu’il était encore avocat, alors que la justice cherchait à déterminer si une « taupe » avait livré des renseignements à Nicolas Sarkozy et son conseil Thierry Herzog dans le cadre de l’affaire Bettencourt. Quelques semaines avant sa nomination place Vendôme, Éric Dupond-Moretti avait indiqué avoir porté plainte pour « atteinte à la vie privée ».

Dans un second dossier, le ministre de la Justice est ciblé pour avoir lancé des poursuites administratives contre le juge anticorruption Edouard Levrault. Il avait porté plainte contre ce dernier en juin 2020 pour « violation du secret d’instruction », après une interview accordée à France 3 par le magistrat, en lien avec l’affaire Rybolovlev dans laquelle Éric Dupond-Moretti représentait l’ancien patron de la PJ de Monaco.

La CJR peut être saisie par toute personne qui estime avoir été victime d’un délit ou d’un crime perpétré par un membre du gouvernement. Dans le cadre de l’affaire Dupond-Moretti, ce sont des plaintes de syndicats de magistrats et de l’association anticorruption Anticor qui ont lancé la procédure.

Qui siège à la Cour de Justice de la République ?

La CJR se compose de quinze juges :

  • Douze parlementaires, parmi lesquels six députés et six sénateurs, élus par leur assemblée respective après chaque législatives/sénatoriales. Les députés qui siègent actuellement à la CJR sont : Émilie Chandler (LREM), Laurence Vichnievsky (MoDem), Philippe Gosselin (LR), Danièle Obono (LFI) et Bruno Bilde (RN). Et du côté des sénateurs : Chantal Deseyne (LR), Catherine di Folco (LR), Jean-Luc Fichet (PS), Antoine Lefèvre (LR), Évelyne Perrot (UDI) et Teva Rohfritsch (LREM)
  • Trois magistrats de la Cour de cassation, parmi lesquels est désigné le président de la CJR. Depuis 2019, il s’agit Dominique Pauthe, qui a notamment dirigé les procès Clearstream, Kerviel et Cahuzac.

Chaque juge dispose d’un suppléant.

Comment fonctionne la procédure ?

Comme détaillé sur vie-publique.fr, la procédure se divise en trois étapes. La plainte est d’abord examinée par une commission des requêtes, composée de sept magistrats issus de la Cour de cassation, du Conseil d’État et de la Cour des comptes. Si elle est jugée recevable, la plainte est transmise à une commission d’instruction, composée de trois magistrats de la Cour de cassation, qui vont auditionner les parties. C’est cette instance qui a décidé lundi matin du renvoi d’Éric Dupond-Moretti devant la Cour de Justice, dernière étape de la procédure.

Toutefois, les arrêts de la commission d’instruction peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation avant la mise en place de la formation de jugement. C’est cette option qui a été retenue par le ministre de la Justice, qui peut donc encore échapper à un procès.

Qui a déjà été jugé par la Cour de Justice de la République ?

En près de 30 ans, huit ministres et deux secrétaires d’Etat ont fait l’objet d’un jugement rendu par la CJR. Aucun d’entre eux, toutefois, n’était encore en fonction. Parmi les cas les plus emblématiques, citons la relaxe de Laurent Fabius en 1999, dans l’affaire du sang contaminé. En 2010, l’ancien ministre de l’Intérieur Charles Pasqua est condamné à un an de prison avec sursis pour complicité d’abus de biens sociaux et recel dans l’affaire de la Sofremi. Reconnue coupable de « négligence » lors de la mise en place de l’arbitrage controversé entre Bernard Tapie et le Crédit lyonnais, l’ancienne ministre de l’Economie, Christine Lagarde, a été dispensée de peine en 2016. En septembre 2019, Jean-Jacques Urvoas a été condamné à un mois de prison avec sursis et à une amende de 5 000 euros pour avoir renseigné le député des Hauts-de-Seine Thierry Solère, visé par une enquête pour fraude fiscale.

Outre Éric Dupond-Moretti, quatre ministres ou anciens ministres sont actuellement concernés par une procédure d’instruction. Édouard Philippe, Olivier Véran et Agnès Buzyn, tous visés par une série de plaintes pour « mise en danger de la vie d’autrui » dans la gestion de la pandémie de covid-19. Christophe Castaner, ancien locataire de la place Beauvau, fait l’objet depuis le 6 juillet d’une information judiciaire pour discrimination après la suspension d’un policier soupçonné de radicalisation.

Par ailleurs, l’ancien ministre délégué aux anciens combattants Kader Arif doit être jugé à partir du 19 octobre par la CJR pour « prise illégale d’intérêts, atteinte à la liberté d’accès à l’égalité des marchés publics et détournement de fonds publics. »

Pourquoi la Cour de Justice de la République est-elle contestée ?

Cette institution est régulièrement critiquée pour la faiblesse des peines prononcées. Sur cinq personnalités déclarées coupables au cours des 23 dernières années, deux ont été « dispensées de peine ». Par ailleurs, les peines prononcées consistent pour l’essentiel en de la prison avec sursis et/ou des amendes.

La présence de nombreux parlementaires parmi les juges est parfois dénoncée comme une forme d’entre soi politique, avec le risque d’une justice à deux vitesses. En 2012, François Hollande s’était engagé à en finir avec cette juridiction spéciale. La réforme constitutionnelle avortée de 2019, qu’avait voulu porter Emmanuel Macron, proposait également sa suppression. Elle a été à nouveau préconisée par Les Etats généraux de la justice.

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