« Les femmes sont sous-représentées dans les domaines et carrières scientifiques en France aujourd’hui ». Le rapport de la délégation des femmes dresse un constat sans appel, qui ne semble pas s’améliorer depuis la dernière décennie. Alors qu’elles sont nombreuses à occuper une fonction dans les sciences médicales et les sciences du vivant et de la terre, elles ne constituent qu’un tiers des chercheurs scientifiques et un quart des ingénieurs. Des chiffres qui témoignent de difficultés d’accès non pas aux sciences en général, mais plus spécifiquement aux mathématiques, à l’informatique et aux sciences physiques et de l’ingénieur, regroupées sous l’acronyme STIM, explique la présidente de la délégation Dominique Vérien. Si cet état des lieux soulève des enjeux de justice et d’égalité, avance la sénatrice centriste de l’Yonne, il interroge aussi en termes d’innovation et de performance sur la scène nationale et internationale.
La perception d’un « talent intellectuel » masculin dès 6 ans
Soulignant une absence évidente « de différences cognitives à la naissance entre filles et garçons », la rapporteure centriste Jocelyne Antoine pointe du doigt « des performances et des perceptions différenciées vis-à-vis des mathématiques et des sciences » qui « se construisent dès le plus jeune âge ». Ces disparités émergent dès le quatrième mois de CP, insiste la sénatrice, et détonnent avec les meilleurs résultats scolaires qu’obtiennent globalement les filles par rapport aux garçons. Un écart qui se manifeste tout particulièrement en France, selon l’élue de la Meuse, où il est le plus important (23 points) parmi quasiment tous les pays de l’UE et de l’OCDE sondés par une enquête internationale Timss de 2023. Et qui se creuse davantage chez les élèves issus des classes sociales favorisées (CSP +).
Ces dissemblances refléteraient en réalité des « conséquences de stéréotypes précoces », alimentés par les relations familiales au sein du foyer, par l’école et par l’environnement des enfants. Les adultes, en particulier les parents, qui les entourent participent à la « construction d’une culture genrée », en encourageant davantage la prise de parole et les jeux compétitifs chez les garçons par exemple, là où les filles sont poussées à être obéissantes et à prendre soin des autres. En classe, les instituteurs aussi se font le vecteur « des biais de genre », sans qu’ils n’en aient nécessairement conscience. Composé à 85 % d’enseignantes et de trois quarts de diplômés d’un master MEEF issus de licences en sciences humaines et sociales, lettres ou langues, le profil du corps professoral « affecte également la façon dont ils [ndlr : les professeurs] enseignent les mathématiques à leurs élèves ». Sensibiliser les professeurs des écoles à la « pédagogie égalitaire » et renforcer leur formation « à la didactique des mathématiques », permettrait de pallier ces biais, indique le rapport.
Loisirs, jeux, jouets, livres, films, lieux de culture scientifique… Toute activité pratiquée par les enfants accentue ces écarts de résultats et d’appétence pour les chiffres. Pour contrer ce phénomène, la délégation recommande notamment à l’Arcom « d’augmenter la représentation des femmes scientifiques dans les médias audiovisuels », celles-ci tendant à être invisibilisées ou stéréotypées au sein des objets culturels.
Globalement, la perception d’un « talent intellectuel » associé à la figure masculine, est établie à partir de l’âge de six ans et amène les filles « à éviter les activités censées être pour les enfants très intelligents, dont les mathématiques font partie ». La « menace du stéréotype », soit « la crainte de confirmer et alimenter un stéréotype les concernant », affecte aussi la réussite des élèves, car la peur « d’une moins bonne performance génère des interférences cognitives, exacerbe le stress et sature la mémoire du travail », ce qui « induit des contre-performances chez les filles lors des tests en mathématiques », relève le rapport. Il conviendrait de « mener des campagnes de sensibilisation aux enjeux d’égalité filles-garçons », propose la délégation.
Des inégalités cumulées au cours du secondaire
Une fois dans le secondaire, si les résultats filles-garçons se rapprochent du fait d’un décrochage global des élèves en mathématiques, mais qui s’accentue chez les collégiens, la perception de leurs performances, tant par les jeunes eux-mêmes que par leur entourage, tend à se différencier davantage. Avec des choix de spécialités et d’orientation « qui demeurent extrêmement genrés en fin de troisième et au lycée », une « étape charnière dans l’orientation », précise la sénatrice LR Marie-Do Aeschlimann. Depuis la réforme du baccalauréat menée par Jean-Michel Blanquer (2018), un choix de trois disciplines doit être effectué à la fin de l’année de seconde. « Il semble qu’un déficit global d’informations sur les liens entre choix de spécialités et orientation future perdure, en particulier chez les filles, ainsi que chez les élèves les moins favorisés », avance le rapport. En classe de première, à la rentrée 2024, 77 % des garçons ont opté pour la matière de spécialité « mathématiques », contre 58 % des filles, et un quart des garçons a choisi de suivre l’option « mathématiques expertes », là où seule une fille sur dix a pris cette décision. Des campagnes de communication, des clubs ou encore des stages favoriseraient la connaissance des études et métiers scientifiques aux collégiennes et lycéennes, conseillent les rapporteures.
Il s’agit alors de « délaisser la rhétorique autour du manque de confiance en soi et de l’auto-censure des filles », suggère Marie-Do Aeschlimann, qui « fait peser sur les filles la responsabilité de leur choix », et d’orienter les solutions vers un changement de comportement des filles, de manière à les encourager dans cette voie. Mais également de changer leur perception des mathématiques et des parcours scientifiques, en s’appuyant sur des rôles modèles « inspirants et accessibles », plutôt que « Marie Curie », dont le poids « trop important » risque « d’éloigner les filles », déplore la sénatrice des Hauts-de-Seine. Parmi les recommandations de la délégation, est aussi avancée la nécessité de mettre en place « un véritable service public de l’orientation », et de transmettre « une culture d’égalité » à l’ensemble des élèves.
Une « stratégie d’évitement » dans l’enseignement supérieur
A son tour, l’enseignement supérieur se fait le théâtre d’inégalités, certaines héritées du secondaire, mais également de nouvelles induites par l’entrée en études. En 2023, la France ne comptait que 13 % d’étudiantes universitaires diplômées dans les domaines des STIM, contre 40 % d’étudiants diplômés, alors qu’elles sont davantage présentes dans d’autres cursus scientifiques, comme la chimie ou la médecine. Ce taux de féminisation diffère aussi en fonction du type de filière suivie : elles représentent 56 % des étudiants de l’enseignement supérieur, mais seuls 25 % de ceux en classes préparatoires scientifiques. Alors même qu’au cours du recrutement en CPGE, elles peuvent constituer près de la moitié des candidatures retenues, comme dans la filière MPSI au lycée du Parc à Lyon (43 % contre les 22 % ayant finalisé leur inscription). Cet écart se creuse davantage dans les « meilleures écoles d’ingénieurs », avec 20 % d’étudiantes, un constat de « désaffection des filles », rapporté notamment par Centrale-Supélec et l’École polytechnique. Dans cette dernière école, la part est même passée de 21 % à 16 % en 2024. Et ces disparités se retrouvent au sein du corps enseignant-chercheur et chez les doctorants. Alors quelles solutions ? L’instauration de quotas en CPGE et de dispositifs incitatifs pour les filles est mise en avant par les rapporteures, évoquant des places en internat, des bourses dédiées, ou des espaces temporaires de non-mixité. Ces mesures s’alignent sur le plan d’action « Filles et maths », présenté par la ministre de l’Éducation nationale démissionnaire Élisabeth Borne au mois de mai, ambitionnant d’atteindre 30 % de filles dans les effectifs dès 2030.
La sénatrice socialiste Marie-Pierre Monier se désole d’une « stratégie d’évitement » des jeunes femmes des filières scientifiques, notamment dans le domaine des STIM, qui s’explique également par la persistance de sexisme ordinaire, empêchant « une part des filles de s’épanouir pleinement », et « l’existence de différents niveaux de violences sexistes et sexuelles à l’œuvre dans les milieux scientifiques », qui peut s’aggraver par la consommation d’alcool dans les milieux étudiants. Des initiatives sont mises en œuvre par certains établissements pour contrer ces violences, mais « des efforts sont toutefois encore nécessaires pour convaincre ces jeunes femmes qu’elles ont toute leur place […] et qu’elles pourront s’y épanouir en toute sécurité », analyse la délégation aux droits des femmes.
Le « tuyau percé » des carrières scientifiques
Conséquence logique de la faible féminisation des scolarités scientifiques : les femmes sont également sous-représentées dans les carrières scientifiques en France, représentant moins d’un tiers des chercheurs scientifiques (30 % en 2022), et un quart des ingénieurs (11 % en 2023). Et une sur deux quitterait ce champ professionnel, « au cours des dix années suivant l’obtention de son diplôme ». Alors même que les enjeux de transition numérique et écologique, d’intelligence artificielle et de santé nécessitent « un vivier scientifique élargi », avance la rapporteure LIRT Laure Darcos, faisant état d’un besoin de former « au moins 20 000 ingénieures et ingénieurs et 60 000 techniciennes et techniciens de plus chaque année ». « Des pertes pour elles-mêmes et pour la société », regrette la présidente de la délégation Dominique Vérien.
Ce phénomène de « tuyau percé », source d’inquiétude d’un point de vue sociétal et économique, et est alimenté par différents freins : des biais de genre lors de leur recrutement et poursuivis tout au long de leur carrière, un modèle masculin du « bon chercheur » perpétué, des inégalités salariales persistantes et des situations de harcèlement sexuel, énumère Laure Darcos. L’élue insiste notamment sur « l’effet Matilda », constituant l’invisibilisation et la spoliation des travaux de chercheuses.
L’hypothèse de mise en œuvre de quotas de genre est ici aussi agitée par les sénatrices, qui proposent également des formations aux biais de genre pour les recruteurs et une forme de conditionnalité des aides publiques à la recherche, « l’ANR pourrait demander à savoir s’il y a des femmes dans un projet pour qu’il obtienne des subventions », suggère la sénatrice de l’Essonne. La réforme des congés parentaux et le soutien aux jeunes parents chercheurs, pour favoriser la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale sont également mis sur la table. La délégation insiste néanmoins sur la nécessité d’agir au plus tôt, défendant la loi d’éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité (Evars), entrée en vigueur à la rentrée 2025, dès l’école primaire, « car ça devrait démarrer là où les relations filles-garçons prennent place ».