La roue de la fortune tourne-t-elle encore pour tous ? À quelques jours du mouvement « Bloquons tout », mobilisé contre l’« injustice sociale », la Fondation Jean Jaurès publie une note révélant une transformation profonde de la société française. Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégie d’entreprise à l’IFOP, et Marie Gariazzo, directrice de l’ObSoCo, y analysent comment la constitution et la transmission du patrimoine redessinent l’espace social. Les inégalités patrimoniales s’ancrent désormais au cœur des territoires. Dans la capitale, l’accumulation des richesses « atteint des proportions inédites ». L’étude met en lumière l’aggravation des écarts de patrimoine et la nouvelle géographie sociale qui en découle, en s’attardant plus particulièrement sur le cas singulier de Paris.
Un patrimoine qui s’envole… mais pas pour tous
Depuis trente ans, le patrimoine des ménages a augmenté en valeur, mais de façon très inégale selon les catégories sociales. Entre 1998 et 2021, le patrimoine moyen des 10 % les plus pauvres a chuté de 54 % en euros constants, tandis que celui des 10 % les plus riches a bondi de 94 %. L’écart est encore plus spectaculaire si l’on observe les 500 plus grandes fortunes professionnelles recensées par Challenges. Depuis 1996, leur patrimoine a été multiplié par 14, alors que la richesse annuelle produite par la France n’a fait que doubler. La part de ces 500 fortunes dans le patrimoine financier total des ménages est passée de 2 % à 18 %. Autrement dit, une minorité infime capte une part croissante de la richesse nationale. Cette concentration est d’autant plus marquée qu’elle repose largement sur la transmission familiale. Quatre grandes fortunes sur dix sont « le résultat d’un héritage », rappelle Jérôme Fourquet. Une bonne partie de cette richesse n’est pas produite mais transmise. Dans le classement Challenges, 44 % des grandes fortunes sont des héritiers et 60 % sont dans le « top 100 ». Comme le soulignent les auteurs, « si le patrimoine des ménages a fortement augmenté en France depuis 2009, cette accumulation ne s’est pas répartie uniformément, ni entre les individus, ni entre les territoires ». La croissance patrimoniale a donc avantagé certains milieux sociaux, laissant les autres à l’écart.
Paris, vitrine de la concentration des richesses
Le cas de Paris illustre à lui seul cette dynamique. La capitale concentre non seulement les institutions politiques et culturelles, mais aussi une part disproportionnée des grandes fortunes. Le marché immobilier y joue un rôle central. En vingt ans, le prix du mètre carré y a plus que doublé, atteignant 9 500 euros en moyenne. Hors inflation, cela représente une hausse de 48 %. Le marché s’est refermé sur les catégories populaires, en trente ans, la part des CSP + parmi les acquéreurs de logements parisiens est passée de 54 % à 70 %, tandis que celle des CSP – s’effondrait autour de 5 %.
La carte dressée par les chercheurs à partir de l’implantation des agences immobilières de luxe Barnes illustre cette patrimonialisation. Quatorze agences se concentrent dans l’Ouest et le centre de la capitale, du 16e au 6e arrondissement, mais elles gagnent aussi du terrain dans des quartiers autrefois plus populaires comme le Marais, Montmartre ou Bastille. L’écart des prix reflète cette fracture, « 7 530 €/m² dans le 19e contre 13 270 €/m² dans le 6e ». Ce phénomène engendre de véritables « dynasties urbaines », où les patrimoines se consolident « au fil des générations ».
Noblesse et élites dans la capitale
La note fournit une carte inédite de la présence des nobles à Paris. En s’appuyant sur les listes électorales, les chercheurs montrent que la noblesse représente aujourd’hui environ 0,2 % de la population française, mais près de 1,8 % dans la capitale. Dans certains microquartiers, autour de l’église Sainte Clotilde (7e) ou du lycée Janson-de-Sailly (16e), cette proportion grimpe jusqu’à 12 %. « Trois siècles après le règne du Roi Soleil, le phénomène de concentration des particules à Paris est toujours d’actualité », observent Fourquet et Gariazzo. Héritages immobiliers, endogamie et stabilité résidentielle expliquent cette présence renforcée. À cette couche aristocratique se sont ajoutés les élites administratives, les grands patrons et désormais les entrepreneurs du numérique.
Héritiers, nouveaux riches et élites bloquées
Si l’héritage reste la clé de voûte des grandes fortunes, l’essor du numérique a permis l’émergence de nouveaux riches. Start-ups et entreprises innovantes ont permis à de nouvelles fortunes de se hisser au sommet, renouvelant partiellement le paysage des grandes fortunes françaises.
Pour autant, l’ascension sociale est devenue beaucoup plus difficile. La massification scolaire, avec plus de diplômés que jamais, a renforcé la compétition sur le marché du travail sans garantir la constitution d’un patrimoine. « On a créé des masses de personnes diplômées, ce qui a à la fois renforcé la compétition scolaire et fait en sorte qu’on est de plus en plus nombreux à postuler à des postes rémunérateurs. » expliquait Marie Gariazzo ce matin sur France Inter. Les promotions internes se raréfient et l’accès à la propriété via le seul salariat devient quasi impossible pour une partie croissante des classes moyennes et populaires. « Tous les professionnels qu’on a pu rencontrer témoignent qu’il est de plus en plus dur de se constituer un patrimoine et d’accéder à la propriété uniquement grâce à ses revenus », poursuit-elle. Sans héritage ou donation, l’ascenseur social est grippé
Une fracture territoriale et sociale
Au bout du compte, la France se recompose autour de lignes de fracture patrimoniales et territoriales. Certains espaces concentrent l’essentiel de l’accumulation de richesses, tandis que d’autres restent en marge de cette valorisation. « La roue de la fortune tourne, mais pas pour tout le monde, ni partout », conclut la note de la Fondation Jean Jaurès.
Cette nouvelle géographie sociale éclaire sous un jour cru les tensions actuelles autour de l’injustice sociale. Alors que l’héritage et la spéculation immobilière déterminent de plus en plus le destin des ménages, la question patrimoniale s’impose désormais au cœur du débat public. Une dynamique qui accentue les fractures entre héritiers et exclus, centre et périphérie, Paris et la province et qui interroge directement la capacité de l’« ascenseur social » à fonctionner encore.