La Russie secouée par une « mobilisation partielle » historique : « Les manifestations ne sont que la partie visible de l’iceberg »

La Russie secouée par une « mobilisation partielle » historique : « Les manifestations ne sont que la partie visible de l’iceberg »

La Russie a lancé mercredi matin un ordre de « mobilisation partielle » pour tenter de reprendre la main en Ukraine, le premier depuis plus de 80 ans. Des manifestations ont éclaté dans plusieurs villes et les vols internationaux ont été pris d’assaut. Auprès de Public Sénat, la chercheuse Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques, évoque un « revirement extraordinaire » qui devrait creuser l’écart entre la population et le pouvoir.
Romain David

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L’allocution de Vladimir Poutine, annonçant mercredi matin la « mobilisation partielle » des Russes dans le cadre du conflit ukrainien, a fait souffler un vent d’inquiétude à travers le pays. Des manifestations ont éclaté dans au moins 38 villes russes, dont Moscou, Saint-Pétersbourg, Oufa ou encore Tcheliabinsk et Iekaterinbourg en Sibérie. Au moins 1 332 personnes ont été arrêtées, selon un décompte réalisé par OVD-Info, une ONG qui couvre les manifestations et répertorie les violences policières en Russie. Au déclenchement de l’invasion russe en Ukraine, la même organisation avait fait état de plus de 13 000 arrestations de manifestants opposés à la guerre entre le 24 février et le 7 mars. Selon Google trends, l’outil d’analyse du moteur de recherche de Google, les occurrences « billet d’avion » et « quitter la Russie » ont été multipliées par deux et par trois depuis les annonces du président. Dans la journée de mercredi, plusieurs médias russes ont indiqué qu’ils ne restaient plus de billets d’avion disponibles pour quitter le pays avant plusieurs jours.

Interrogée par Public Sénat, Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques et maître de conférences à l’Université de Paris Nanterre, analyse l’impact de la mobilisation sur une société russe que le Kremlin maintient depuis des mois à distance du conflit et de ses répercussions économiques. Pour cette chercheuse, Vladimir Poutine « risque une rupture du contrat social passé avec la population ». Selon le modus operandi des Russes, le mécontentement envers le pouvoir pourrait moins se traduire par des manifestations que par des défections, des opérations de sabotage ou encore des « actions violentes » contre les autorités.

Sept mois après son lancement, que sait-on de la perception de cette « opération spéciale en Ukraine » - selon la terminologie utilisée par Moscou – au sein de la population russe ?

« Le pouvoir a cherché à maintenir le conflit le plus loin possible des préoccupations quotidiennes des Russes. Il a déployé un véritable airbag économique pour que la population se sente le moins possible impactée par la guerre et les sanctions internationales. C’est une stratégie qui a plutôt bien fonctionné jusqu’à présent. Les Russes ont volontairement fermé les yeux sur ce qu'il se passait, tout en étant conscients que quelque chose de sale était en train de se dérouler. Jusqu’ici, le soutien affiché pour Vladimir Poutine est moins question de conviction que d’intérêts. Suivant les situations des uns et les autres, dire oui à tout permet d’obtenir de meilleurs jobs, une certaine sécurité matérielle, etc. La mobilisation marque un revirement extraordinaire car elle touche à l’intime, elle va pénétrer au cœur des familles.

« Seuls les citoyens qui se trouvent sur les listes des réserves doivent être mobilisés et, surtout, tous ceux qui ont une expérience militaire pertinente », a déclaré Vladimir Poutine. Quelles sont les personnes concernées par cette annonce ? Le ministre de la Défense russe a évoqué 1 % du contingent mobilisable, soit 300 000 personnes sur 25 millions selon certaines estimations ?

En Russie, sont mobilisables toutes les personnes qui ont fait leur service militaire, jusqu’à un âge limite, mais aussi ceux qui sont diplômés d’une université avec une chaire militaire. On peut être ingénieur et réserviste, traducteur et réserviste. Tous les médecins sont réservistes. Vladimir Poutine a évoqué une mobilisation ‘partielle’ de la réserve, ciblant ceux qui ont déjà une expérience militaire. On imagine que le pouvoir recherche des profils semblables à ceux qui combattent déjà en Ukraine, c’est-à-dire des provinciaux issus d’un milieu social plutôt modeste.

Toutefois, on notera le décalage entre les déclarations faites par Vladimir Poutine et la manière très large dont le décret a finalement été rédigé, ce qui laisse supposer que la mobilisation sera élargie si les autorités n’obtiennent pas le nombre d’hommes souhaités. Les témoignages qui nous parviennent font déjà état d’une pratique de pêche au filet de la part des commissaires militaires. C’est-à-dire qu’ils embarquent dans des bus le plus d’hommes possibles, avant de faire le tri entre les mobilisables et les non-mobilisables.

C’est la première fois depuis la fin de l’URSS que la Russie lance un ordre de mobilisation. C’est une prise de risque majeur pour Vladimir Poutine, qui pourrait perdre le soutien de la population.

C’est la troisième fois, au cours de l’histoire moderne, que la Russie décrète une mobilisation. La dernière fois, c’était en 1941 et auparavant en 1914, au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Vladimir Poutine agit exactement de la même manière qu’il a agi en février, lorsqu’il a lancé l’invasion de l’Ukraine en prenant de court de nombreux commentateurs. Là encore, tous les indicateurs sont au rouge, et pourtant il prend une décision impopulaire qui ne changera pas nécessairement la donne sur le terrain. En termes de politique intérieure, il s’agit d’un retournement majeur : le président russe pénètre dans un domaine où l’Etat post-soviétique ne s’était jamais vraiment aventuré - l’évitement du service militaire est très massif en Russie -, et, du même coup, remet en jeu son assise en risquant une rupture du contrat social passé avec la population russe.

Des images de manifestants anti-mobilisation appréhendés par les forces de l’ordre circulent sur les réseaux sociaux. La rue peut-elle se retourner contre le pouvoir en place ?

Nous avons tendance à rechercher des choses qui ne sont pas nécessairement révélatrices pour les Russes. La manifestation n’est pas un mode d’action privilégié par la population. Ce qu’il faut plutôt observer, ce sont les défections, les fuites, les sabotages, les actions violentes qui permettent d’entraver l’action de l’Etat. Les Russes sont passés maîtres dans l’art de développer des stratégies d’évitement. C’est à cela que l’on mesurera l’état du soutien au régime de Vladimir Poutine, même si ce genre de phénomènes est toujours difficile à quantifier. Les manifestations ne sont que la partie visible de l’iceberg. Vraisemblablement, l’Etat va être abandonné plutôt que contesté.

Vous évoquez les défections. Depuis 24 heures les témoignages de jeunes Russes cherchant à quitter le pays se multiplient. Les médias font état d’une ruée sur les vols commerciaux internationaux. Qu’en est-il ?

Les Russes qui veulent quitter le pays pour échapper aux incorporations sont confrontés à deux difficultés : la fermeture de l’espace aérien au-dessus de l’Europe et l’absence de visas pour voyager. Ils vont se tourner vers les pays avec lesquels la Russie dispose d’accords pour la circulation des voyageurs : la Turquie, l’Arménie, la Géorgie mais aussi les pays d’Asie centrale. Mais les Russes vont également se planquer à l’intérieur du pays. La convocation de mobilisation doit leur être remise en main propre. Une fois qu’ils ont reçu ce document, s’ils ne se présentent pas en temps et en heure, ils sont passibles de poursuites pénales. En revanche, se soustraire à la remise de la convocation ne constitue qu’un simple délit administratif, seulement passible d’une amende. Les petites villes seront sans doute les premières visées par les commissaires militaires, car il sera plus difficile de s’y cacher. »

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