Paris : JDD en greve

L’arrivée de Geoffroy Lejeune au JDD relance le débat au Sénat sur l’indépendance des médias

La prise de fonction de Geoffroy Lejeune au Journal du Dimanche, mardi 1er août, alors que la rédaction s’y est opposée pendant 40 jours avec une grève inédite fait réagir au Sénat. De la gauche au centre, les sénateurs sont favorables à légiférer pour que les journalistes choisissent leur direction. Les Républicains préfèrent, eux, ne pas interférer avec les choix du groupe Lagardère, propriétaire du titre.
Stephane Duguet

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C’est un chassé-croisé un peu particulier que vit le Journal Du Dimanche (JDD) en ce mardi 1er août. L’ancien directeur de la rédaction de l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs Actuelles, Geoffroy Lejeune, a pris ses fonctions de directeur de la rédaction du JDD. Dans le même temps, la centaine de journalistes du JDD en grève contre sa nomination depuis 40 jours, a mis un terme au mouvement par un vote. 94 % d’entre eux se sont prononcés pour la fin de la grève d’après un communiqué de la Société des journalistes (SDJ) du JDD.

Accord avec le groupe Lagardère

« La direction est restée inflexible sur l’arrivée de Geoffroy Lejeune, donc soit on restait en grève ad vitam aeternam, soit on négociait pour que ceux qui ne veulent pas travailler avec lui aient des garanties », explique une journaliste du JDD à Public Sénat. « Aujourd’hui Geoffroy Lejeune prend ses fonctions. C’est dans une rédaction vide qu’il entrera. Des dizaines de journalistes refusent de travailler avec lui et devraient quitter le JDD », expose la SDJ dans un communiqué.

Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, un accord a effectivement été signé entre la SDJ du JDD, les syndicats et la direction du groupe Lagardère, encore propriétaire du journal. Il prévoit la reprise de l’activité du site internet du JDD dès aujourd’hui et un retour du journal en kiosque « mi-août 2023 ». Le communiqué fait état de « conditions d’accompagnement pour les journalistes qui souhaiteraient quitter la rédaction ».

« Valeurs en totale contradiction avec celle du JDD »

Le 22 juin, la SDJ dénonçait la nomination de Geoffroy Lejeune « dont les valeurs sont en totale contradiction avec celles du JDD ». L’ancien directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles a soutenu Éric Zemmour à l’élection présidentielle de 2022 et est un proche de Marion Maréchal. Nombreux sont ceux à voir dans cette nomination un choix de Vincent Bolloré, patron de Vivendi (qui détient les chaînes Canal +, CNews, C8).

Le groupe est en effet en train d’absorber Lagardère après une offre publique d’achat autorisée par la Commission européenne. « Ni Vincent Bolloré, ni quiconque de Vivendi, n’a été impliqué dans cette décision », clamait néanmoins le PDG de Lagardère, Arnaud Lagardère dans une interview au Figaro. La Commission européenne enquête par ailleurs afin de savoir s’il n’y a pas eu une prise de contrôle anticipée de Vivendi sur Lagardère en effectuant des choix stratégiques – comme la nomination d’un directeur de la rédaction – avant que le groupe de la famille Bolloré n’en soit propriétaire.

Deux propositions de lois au Sénat

« C’est d’une brutalité inouïe, c’est la méthode Bolloré ! Comment est-ce possible de vouloir imposer un homme à la tête d’une rédaction qui le refuse à 98 % depuis plus d’un mois ? », s’indigne David Assouline, sénateur socialiste de Paris, auteur d’une proposition de loi visant à faire valider par un vote à la majorité qualifiée la nomination d’un directeur de rédaction. Le dépôt de ce texte le 12 juillet au Sénat a précédé une autre proposition de loi transpartisane, incluant les quatre groupes de la NUPES (La France Insoumise, Parti Communiste, Parti Socialiste et Génération. s), les trois groupes de la majorité présidentielle (Renaissance, Horizons, MoDem) et le groupe LIOT à l’Assemblée nationale, déposée le 19 juillet.

La proposition du vice-président de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication au Sénat prévoit notamment de conditionner les aides à la presse par un vote favorable d’au moins 60 % des journalistes (avec minimum 50 % de participation), la nomination du directeur de rédaction. Le texte est soutenu par des sénateurs communistes, écologistes et même centristes.

« Un directeur de rédaction devrait être nommé par un collège éditorial. Il le faut pour garantir l’indépendance des journaux parce qu’un journal n’est pas une entreprise comme les autres », explique Pierre Ouzoulias, sénateur communiste qui pense qu’une majorité alternative sur ce texte est possible. Son collègue écologiste Thomas Dossus confirme que la démarche est soutenue par le groupe. De son côté, la sénatrice centriste Nathalie Goulet se dit « incontestablement » prête à voter la proposition de David Assouline.

La vice-présidente de la commission des lois a elle-même déposé un texte qui vise à « assurer la protection juridique des rédactions ». La sénatrice de l’Orne vise ainsi la concentration des médias : « C’est l’aspect financier qui dirige l’aspect éditorial sans que les journalistes n’aient le moindre droit. On est dans le pot de terre contre le pot de fer », déplore-t-elle.

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« On ne choisit pas ses contre-pouvoirs »

Sur les bancs occupés par les sénateurs Les Républicains (LR) au Sénat, les critiques contre le groupe de la famille Bolloré sont rares. Lors d’une séance de questions au gouvernement, le 12 juillet, Bernard Fournier, sénateur LR de la Loire avait dénoncé les propos de l’ancien ministre de l’Education nationale Pap Ndiaye qui qualifiait la ligne éditoriale de Cnews et Europe 1 d’extrême droite.

Concernant la nomination de Geoffroy Lejeune au JDD, Jérôme Bascher, sénateur LR de l’Oise n’en pense « rien du tout ». « Je ne vais pas me mêler de qui on choisit comme journaliste ni dans les groupes privés, ni dans les groupes publics. On ne choisit pas ses contre-pouvoirs et les politiques devraient se taire là-dessus », estime le secrétaire de la commission des finances.

« Une entreprise de presse n’est pas une entreprise de brosse à dents »

A gauche pourtant, Pierre Ouzoulias affirme qu’un journal « n’est pas une entreprise comme les autres ». David Assouline, lui, rappelle que ce n’est pas « une entreprise de brosse à dents ! L’article 34 de la constitution dit que la loi doit garantir l’indépendance des médias. Donc il faut passer aux actes. Si le gouvernement le voulait, ma proposition de loi pourrait être reprise en décret dans les prochains jours ! »

Si Jérôme Bascher reconnaît en effet qu’une entreprise de presse « n’est pas une entreprise comme les autres », il ne veut pas s’impliquer pour autant sur les décisions prises par ceux qui les possèdent. « On ne manque pas de liberté de la presse en France », souffle-t-il. Au contraire, pour David Assouline, qui a aussi été secrétaire de la commission d’enquête sur la concentration des médias, la nomination de Geoffroy Lejeune est une atteinte à l’indépendance des médias. « La liberté de la presse ce n’est pas un supplément d’âme, c’est l’âme même de notre démocratie. »

Que ce soit à gauche et au centre, les sénateurs ne sont pas surpris de la ligne défendue par Les Républicains. « Ils sont dans une forme de déni. Très souvent dans l’hémicycle, ils dénoncent les exactions de la soi-disant extrême gauche, mais par rapport à l’extrême droite, ils sont dans un déni total. On l’a vu lors de la commission d’enquête de David Assouline qu’il ne faut pas toucher à Bolloré car c’est un grand patron de presse », explique Pierre Ouzoulias. Même constat dressé par Thomas Dossus qui déplore que « la commission d’enquête du Sénat n’a pas abouti à grand-chose en termes de propositions. C’est pourtant un vrai enjeu démocratique surtout quand elle se confond avec une bataille idéologique d’un courant extrême droite. »

« Plus jamais ça après nous »

Même s’ils regrettent « ne pas avoir gagné », les journalistes du JDD trouvent quelques points de satisfaction. « C’est une petite victoire de voir les réactions des parlementaires et du gouvernement. Les propositions de lois transpartisanes, les états généraux de l’information n’auraient pas été dans le débat sans notre situation », positive la journaliste du JDD contactée par Public Sénat. « On savait que les lois ne s’appliqueraient pas pour nous, mais l’idée c’était de dire plus jamais ça après nous, même si d’autres rédactions comme ITélé et Europe 1 avaient déjà dit plus jamais ça », lâche-t-elle un peu amer.

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