Liens avec la Chine, données personnelles : les dirigeants de TikTok France peinent à convaincre les sénateurs

Pour la première fois depuis son lancement le 8 mars, la commission d’enquête sur le réseau social TikTok a auditionné, successivement, deux dirigeants de TikTok France. Les échanges ont largement tourné autour de la transparence de TikTok, notamment afin d’éclaircir les questions relatives à la gouvernance juridique ou au traitement des données. 
Henri Clavier

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« Nous étions impatients de vous entendre » déclare Claude Malhuret, rapporteur de la commission d’enquête, en ouverture de la première audition. Une impatience sincère puisque les auditions ont duré plus de six heures. Elles n’auront cependant pas suffi à éclaircir les principales zones d’ombre liées à la gouvernance juridique de la société et à son traitement des données personnelles. Eric Garandeau, directeur des Affaires publiques de TikTok France, puis Marlène Masure, directrice des opérations France, Benelux et Europe du sud, ont tenté de répondre aux sénateurs. Souvent confus dans leurs réponses, les deux dirigeants ont souhaité, à de multiples reprises, répondre aux questions de la commission d’enquête par écrit suscitant l’agacement des sénateurs.

Après avoir réalisé des auditions sur l’impact de TikTok sur les facultés cognitives des mineurs ou sur la place du réseau social dans la guerre technologique, Claude Malhuret, rapporteur, et Mickaël Vallet, président de la commission d’enquête, se sont spécifiquement intéressés à la transparence juridique et opérationnelle de TikTok et de sa maison mère, ByteDance.

ByteDance, TikTok, Douyin… une architecture juridique complexe

TikTok est-il soumis au droit chinois ? C’est l’une des interrogations à l’origine de la création de la commission d’enquête. En effet, une loi chinoise de 2017 impose à tout citoyen chinois, sans tenir compte des frontières géographiques, de participer au renseignement, lorsque cela lui est demandé. Bien que la société ByteDance, qui détient TikTok, ait été fondée par Zhang Yiming, ressortissant chinois, le réseau social se défend de toute ingérence chinoise dans son mode de fonctionnement, arguant que TikTok n’exerce aucune activité en Chine et que ByteDance, installée aux Îles Caïmans n’est pas soumis au droit chinois. Par ailleurs, les dirigeants de TikTok mettent régulièrement en avant la séparation qui existe entre Douyin (équivalent de TikTok mais présent uniquement en Chine) et TikTok comme un gage de neutralité et d’indépendance, bien que Douyin soit également détenu par ByteDance. Et si ByteDance est installé aux Îles Caïmans

« Sur le plan juridique, il y a bien une séparation totale entre TikTok et ByteDance. En termes d’organisation verticale, on a bien une chaîne entièrement soumise à un droit qui n’est pas le droit chinois. Le lien se fait au niveau de Douyin mais les deux sont détachés », explique Eric Garandeau. Face à l’insistance des sénateurs, le directeur des affaires publiques explique qu’il « n’y a aucune possibilité d’avoir des pressions ou des demandes du gouvernement chinois, aucun pourcentage du capital de ByteDance n’est détenu par des entités émanant de la Chine ».

Une « étanchéité bien assurée » entre ByteDance et TikTok ?

Incrédules, les sénateurs ont remis en cause, à l’aide de plusieurs moyens, cette « étanchéité bien assurée » vantée par Eric Garandeau. Tout d’abord en interrogeant les deux dirigeants sur la hiérarchie et le fonctionnement juridique de la société. Marlène Masure comme Eric Garandeau décrivent une activité dirigée, en Europe, par les branches britanniques et irlandaises. La filiale française dispose pourtant d’une présidente sino-canadienne nommée Zhao Tian. Interrogée sur son absence de l’organigramme, Eric Garandeau explique que « pour des raisons de facilité de l’installation des filiales, les présidents de filiales n’ont pas de responsabilité opérationnelle, je ne l’ai jamais rencontrée. Elle n’opère pas en France ». Marlène Masure affirme ne l’avoir jamais rencontrée non plus. « La fonction de présidente est purement formelle, elle n’a pas de conséquence opérationnelle », tente de justifier Eric Garandeau, cependant incapable d’expliquer pourquoi Zhao Tian, en plus d’être présidente de plusieurs filiales de TikTok à travers le monde, est également vice-présidente de Toutiao, une filiale de ByteDance opérant en Chine.

Dans une autre tentative de démontrer l’absence de lien entre la Chine et les activités de TikTok, Eric Garandeau a tenu a rappelé qu’ « aucun chinois n’est présent au conseil d’administration de ByteDance », tout en précisant que 60 % du capital de ByteDance est détenu par des fonds d’investissement sans liens avec la Chine. Néanmoins, comme le précise Claude Malhuret « ByteDance est une Variable Interest Entity, ce qui signifie que les droits de vote ne correspondent pas au capital détenu ». Par ailleurs, le président de ByteDance, Rubo Ling, est l’un des co-fondateurs de TikTok avec Ziang Yiming actionnaire de ByteDance à hauteur de 26 %. Incapable de répondre sur la répartition des votes au conseil d’administration, les réponses d’Eric Garandeau sèment le doute comme le souligne Claude Malhuret : « Se déclarer transparent en établissant son siège dans le paradis des sociétés écran c’est une sorte d’oxymore non ? »

Le transfert de données mis en cause

Si la transparence de l’organigramme et de la répartition des responsabilités au sein de la société permet d’évaluer le niveau de proximité entre ByteDance et le gouvernement chinois, c’est aussi le cas pour la protection et le transfert des données. Largement critiqués pour la collecte de données massive réalisée par l’algorithme de TikTok et sa propension, supposée, à fournir ces données au gouvernement chinois, les représentants de la filiale française expliquent pourtant faire les efforts nécessaires pour protéger les données de leurs utilisateurs. « Nous recourons aussi à des technologies de protection avancée en matière d’anonymisation et de pseudonymisation des données. Notre politique de traitement des données vise aux plus hauts standards de sécurité fondée sur un principe clé : la souveraineté numérique », affirme Eric Garandeau. Par ailleurs, les deux représentants de TikTok France s’évertuent à mettre en avant sa capacité de modération et de protection de la confidentialité à travers son pôle « trust and safety ».

Autre argument phare, le développement du projet « Clover » et du projet « Texas », respectivement en Europe et aux Etats-Unis. Ces deux initiatives visent à stocker les données en Europe et aux Etats-Unis afin que « chaque accès à une donnée soit tracé et justifié » et soumis au contrôle d’une entité tierce, de confiance. Opiniâtre, le rapporteur de la commission d’enquête n’a pas semblé convaincu par ces projets rappelant qu’actuellement la politique de confidentialité autorise la collecte et le transfert de données vers la Chine. « On a une transparence totale sur les données collectées », explique Marlène Masure qui défend également la « capacité, pour l’utilisateur, à être en contrôle d’une bonne partie de ses données ». Par ailleurs, la directrice des opérations affirme que « les données récoltées nous permettent de cibler les contenus éditoriaux que l’on va pousser ». Les employés de TikTok défendent la possibilité, pour l’utilisateur, de bloquer la collecte d’un certain nombre de données et affirment n’utiliser ces données que dans la perspective de l’amélioration de l’expérience utilisateur. Une version continuellement remise en cause, notamment dernièrement où un ancien dirigeant de ByteDance a expliqué que des dirigeants du Parti communiste chinois avaient eu accès aux données des utilisateurs de TikTok résidant à Hong-Kong. Ces éléments permettent surtout d’illustrer le flou qui entoure l’algorithme de TikTok, sa propriété et son fonctionnement.

« Qui détient la propriété intellectuelle de l’algorithme de TikTok ? »

« Qui détient la propriété intellectuelle de l’algorithme de TikTok ? », demande Claude Malhuret à intervalles réguliers, sans jamais être capable d’obtenir un début de réponse. Une opacité qui interroge surtout lorsque l’on sait que la transparence de l’algorithme utilisé est une des exigences du Digital Services Act. Marlène Masure affirme pourtant que TikTok est « extrêmement confiant dans sa capacité à se mettre en conformité avec le DSA d’ici août ». Une telle opacité accrédite surtout la possibilité de liens entre TikTok et Douyin que cela soit dans la collecte de données ou dans le développement de l’algorithme. Comme précisé au cours des auditions, aucune partie de l’algorithme n’est développée en France ou en Europe.

Pointé par les sénateurs, le développement de l’algorithme semble être une activité commune à Douyin et TikTok s’appuyant sur une activité au moins partiellement basée en Chine. « Ma compréhension c’est qu’uniquement des collaborateurs de TikTok travaillent sur les algorithmes », défend Marlène Masure, tout en reconnaissant « qu’il y a des entités et des collaborateurs en Chine, mais je ne suis pas dans une démarche quotidienne de savoir où habitent et travaillent les collaborateurs ». L’imprécision des réponses tend surtout à confirmer le transfert de données vers la Chine pour l’amélioration et le perfectionnement de l’algorithme.

Un algorithme dangereux pour les mineurs ?

« Un contenu a des chances de devenir viral s’il est authentique, respecte les codes de la marque et de la plateforme », détaille Marlène Masure assurant que « ce qui indique que la vidéo est intéressante ce n’est pas le nombre d’abonné mais l’évolution croissante des visionnages sur la plateforme ». En plein exposé de l’engagement de TikTok en faveur de la promotion de la littérature et du cinéma auprès des jeunes, Claude Malhuret coupe l’oratrice : « C’est de la langue de bois ! Pourquoi ne limitez-vous pas l’utilisation de votre plateforme ? »

Une référence à l’intégration d’une fonctionnalité permettant de limiter le temps d’utilisation de l’application pour les mineurs. Si une alerte est envoyée après 60 minutes d’utilisation, les utilisateurs ne sont pas contraints de quitter l’application. La commission d’enquête sénatoriale critiquait le caractère addictif de l’application mais aussi la propension à diffuser du contenu sexuellement suggestif. Face à la contestation de ce constat par Marlène Masure, Claude Malhuret ironise : « J’ai l’impression que pour vous, tout le monde est beau, tout le monde est gentil ». Un résumé du décalage entre les sénateurs et les employés de TikTok durant plus de six heures d’audition.

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