Un enchevêtrement d’acteurs et de dispositifs qui ne facilite pas l’application d’un cadre légal plutôt pertinent. La Cour des comptes a rendu ce mardi 9 décembre ses conclusions sur l’état de la politique de lutte anticorruption en France. Long de 119 pages, ce rapport a été initié après la campagne de participation citoyenne réalisée en 2023 par l’institution. Le sujet avait été alors évoqué lors de cette consultation, qui offrait la possibilité aux Français de proposer des thèmes de contrôle aux sages de la rue Cambon.
Dans ce dense document, la Cour des comptes fait donc état de « résultats contrastés » en matière de lutte anticorruption, malgré un « un cadre juridique solide et reconnu à l’échelle internationale ». En cause ? « La succession des réformes a (…) créé une superposition de structures et d’acteurs, rendant l’ensemble complexe et peu lisible », pointe notamment le rapport. Un constat préoccupant, au moment où les atteintes à la probité – corruption, mais aussi détournement de fonds, trafic d’influence, favoritisme… – ont augmenté l’an dernier. De 619 cas recensés par les services de police et de gendarmerie en 2016, les infractions de ce type ont grimpé à 934 en 2024.
Une « organisation globalement adaptée aux enjeux » de lutte contre la corruption
En revanche, pendant cette période, les condamnations pour de tels motifs sont restées plutôt stables, toujours comprises entre 300 et 400 par an, sauf pour l’année 2020, marquée par la pandémie de Covid-19. Ces chiffres, peu conséquents, doivent être mis en parallèle du regard des citoyens sur l’ampleur de la corruption dans la sphère publique. D’après un sondage mené par Harris Interactive pour la Cour des comptes auprès de 3000 personnes, 83,1% des interrogés perçoivent la corruption comme un phénomène « très » ou « assez » fréquent au niveau du gouvernement ou du Parlement. Un niveau quasi-similaire de méfiance est observé vis-à-vis de la haute administration publique (77,3%) ou des conseils régionaux ou départementaux (73,9%).
Ces chiffres collent donc mal avec la mise en place depuis une dizaine d’années de plusieurs lois visant à améliorer le cadre juridique de lutte contre la corruption. En 2013, le retentissement de l’affaire Cahuzac avait conduit à d’importantes avancées sur le sujet. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et le Parquet national financier (PNF) ont d’ailleurs été créés dans le sillage de ce scandale de fraude fiscale, pour lequel l’ex-ministre du Budget de François Hollande a été définitivement condamné à quatre ans de prison – dont deux ferme – en 2018. La loi Sapin 2, votée en 2016, a ensuite instauré de nouveaux mécanismes visant à prévenir les atteintes à la probité, en particulier dans les grandes entreprises.
Ce cadre, complété par d’autres dispositions sous les mandats d’Emmanuel Macron, n’est-il pas assez efficace ? Si la Cour des comptes salue une « organisation globalement adaptée aux enjeux » de lutte contre la corruption, elle expose également plusieurs faiblesses du système actuel. Avec, en premier lieu, un manque « de mesure et d’analyse de la corruption ». L’Agence française anticorruption (AFA) est ainsi invitée à « renforcer le dispositif » à ce niveau, à « consolider » les données déjà existantes et à « fiabiliser » les indicateurs permettant l’étude du phénomène.
Des « progrès » dans le privé, du « retard » dans le public
De façon plus concrète, le rapport balaie en profondeur les différents dispositifs légaux aujourd’hui à l’œuvre pour détecter et prévenir la corruption. HATVP, AFA, CNCCFP (Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques)… De nombreux organes, pas toujours repérés par le grand public, détiennent des prérogatives dans ce domaine. Or, cette architecture n’est pas nécessairement adaptée aux enjeux publics, estime la Cour des comptes. « Les actions de prévention et de détection des atteintes à la probité menées depuis 2013 manquent de cohérence d’ensemble et ne permettent pas de prévenir la corruption de manière optimale », écrivent les magistrats dans leur rapport. « La détection reste peu efficace et doit être consolidée. »
Sur cet aspect, le bilan apparaît bien meilleur dans le secteur privé que dans le public. La loi Sapin 2 a rendu obligatoire la création d’un « dispositif anticorruption » dans les entreprises françaises d’au moins 500 salariés, générant chaque année plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. Ces groupes sont ainsi contraints de mettre en place une série de mesures spécifiques, comme l’instauration d’un mécanisme d’alerte interne, la définition d’un code de conduite ou encore la formation de certains collaborateurs contre les risques d’atteintes à la probité. Ces différents points sont directement contrôlés par les fonctionnaires de l’AFA. Les dernières enquêtes réalisées par l’agence « montrent une dynamique encourageante de mise en conformité », souligne la Cour des comptes, tout en reconnaissant des « biais » à de tels travaux.
Les progrès relevés dans le privé ne se vérifient à l’inverse pas toujours dans le public. Aujourd’hui, des référents déontologues doivent être désignés dans les différentes administrations publiques. Leur mission ? Faire office d’interlocuteur auprès des fonctionnaires sur les questions d’éthique. Ce n’est en réalité pas toujours le cas. « De nombreux organismes ne respectent pas leurs obligations légales », déplore la Cour des comptes. Même écueil concernant l’installation exigée par la loi d’un cadre de protection pour les lanceurs d’alerte.
Des lacunes sont particulièrement remarquées au niveau communal. Le rapport cite le chiffre d’une précédente étude de l’AFA, qui avait montré en 2022 que moins de 10% des municipalités avaient mis en place un dispositif anticorruption. Un meilleur déploiement est néanmoins constaté dans les grandes collectivités territoriales, « où l’enjeu réputationnel constitue un levier fort ».
Une répression à améliorer
Dernier grand pan de la politique de lutte pour la probité exploré par la Cour des comptes : la répression. Là encore, l’institution préconise de retravailler l’approche sur ce thème. Avec, d’abord, la nécessité de clarifier la façon dont sont fixées les sanctions disciplinaires pour les contrevenants. Ces décisions sont aujourd’hui rendues avec une certaine hétérogénéité selon les administrations publiques. « Certaines privilégient la voie disciplinaire, parfois en complément des poursuites, tandis que d’autres attendent l’issue de la procédure judiciaire », résume le rapport. Les sages jugent donc « essentiel » d’adopter « une doctrine interministérielle commune, adaptée aux spécificités professionnelles, sans préjudice d’éventuelles poursuites pénales ».
Par ailleurs, l’actuelle organisation de la lutte contre ce genre de délit provoque un traitement inégal des affaires selon le degré de gravité, mais également en fonction des territoires. « En dehors des faits les plus complexes, la majorité des atteintes à la probité est instruite localement, par des entités de droit commun », expliquent les magistrats spécialisés. « Souvent moins complexes, mais essentielles pour la confiance publique, ces affaires souffrent d’un traitement morcelé et peu spécialisé. » Conséquence : certaines infractions de nature économique ne sont donc finalement jamais instruites en justice.
Enfin, la question des effectifs et des moyens accordés en matière de lutte anticorruption est aussi mentionnée par la Cour des comptes dans son rapport. Elle identifie « un déficit d’enquêteurs et de magistrats spécialisés » sur ces enjeux. Les membres de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (Oclciff), organe relié à la police judiciaire, sont par exemple passés de 92 enquêteurs en 2014 à 78 en 2024. Sans compter les agents rattachés aux services centraux, 1123 policiers et gendarmes opèrent des fonctions dédiées aux délits financiers. « Souvent perçu comme peu “rentable”, au regard du faible taux de condamnation, ce contentieux peine à susciter des vocations, y compris dans des zones fortement exposées », note le document.
Ces « capacités d’enquête insuffisantes » doivent être renforcées par le second plan national pluriannuel de lutte contre la corruption, annoncé mi-novembre. 36 mesures s’étalant de 2025 à 2029 sont prévues dans le cadre de ce programme. « Une attention toute particulière est apportée à la lutte contre la corruption dans ses liens avec la criminalité organisée qui constitue une menace nouvelle sur laquelle l’État, en particulier la sphère régalienne qui est particulièrement impactée, mais aussi potentiellement les entreprises, doivent se protéger », indique le communiqué du gouvernement publié après ces annonces. Plusieurs affaires liées à une corruption de « basse intensité » ont émaillé l’actualité ces dernières années. Ces faits concernent des agents publics, souvent situés à des niveaux de hiérarchie peu élevés, complices de groupes criminels les sollicitant pour obtenir des renseignements ou des faveurs.