Pour la première fois, en juillet, le parquet national antiterroriste a mis en examen un jeune homme projetant un attentat « inspiré de l’idéologie incel » [ndlr : involuntary celibate, soit célibataires involontaires], rapporte la présidente de la délégation aux droits des femmes du Sénat Dominique Vérien (UC), en préambule du colloque sur les masculinismes dans le monde organisé ce matin au palais du Luxembourg. « Cette actualité récente témoigne de la gravité de la menace, […] et rappelle que ces mouvements ne relèvent pas de fantasmes théoriques et peuvent produire des violences bien réelles », poursuit-elle. Loin d’être nouveau, ce phénomène se traduisait déjà en 1989 par l’assassinat de quatorze femmes à l’École polytechnique de Montréal, par Marc Lépine, ayant exprimé sa volonté de « tuer des féministes ». Plus largement, les atteintes aux droits des femmes, qui se multiplient, trouvent leur traduction dans la montée en puissance de certains hommes et partis politiques, à l’instar de Donald Trump réélu en janvier et de Javier Milei sorti victorieux des dernières élections législatives argentines, et s’installent dans la sphère médiatique. Un essor favorisé par des personnalités comme Elon Musk. « Il est plus que temps de tirer la sonnette d’alarme », insiste l’élue de l’Yonne.
Le « business rentable » de la haine des femmes
Méconnues, fragmentées et aux modes d’expression multiples, ces tendances se rejoignent néanmoins dans des références communes et dans leurs méthodes d’influence. D’autant plus avec des groupes politiques qui « cultivent ces milieux. Le masculinisme constitue le point d’entrée […] vers d’autres idéologies. […] Les idées masculinistes sont de plus en plus déployées dans des campagnes menées par des Etats autoritaires », signale la chercheuse à Equality Now, Cécile Simmons. Et elles s’appuient sur des institutions religieuses, des think tanks, des réseaux parlementaires… énumère Jeanne Hefez, chargée de plaidoyer pour l’ONG IPAS. La vice-présidente de la délégation Laurence Rossignol (PS) insiste aussi sur les « moyens financiers importants » dont disposent « les adversaires des droits des femmes » : « Nous partons toujours avec un handicap en début de course ».
A l’ère du numérique, les réseaux sociaux contribuent à « amplifier leur visibilité et leur capacité de mobilisation ». Cette « manosphère » séduit « de très jeunes hommes faciles à manipuler, qui se retrouvent reliés à des communautés misogynes », analyse la professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Angers Christine Bard. De forums obscurs à des comptes réunissant plusieurs centaines de milliers d’abonnés, « on apprend aux hommes à être dominants dans toutes les situations possibles, notamment dans leur sexualité », souligne le journaliste Pierre Gault, réalisateur du documentaire Mascus, les hommes qui détestent les femmes. « Business rentable » pour certains influenceurs, la monétisation de contenus, jouissant d’algorithmes tournés à leur avantage, n’arrange rien, soupire la sénatrice Laurence Rossignol.
Et Cécile Simmons de résumer : « Le masculinisme est un projet politique organisé qui bénéficie de la complicité des plateformes et mène une guerre d’influence ». La chercheuse met en garde : « Pendant longtemps, on s’est concentré sur le masculinisme comme une menace terroriste, mais le risque est beaucoup plus large, comme la prévalence de plus en plus forte de féminicides dont on arrive à retracer les origines dans l’exposition des coupables à des contenus masculinistes. Un autre regain de violences s’exprime dans le contrôle coercitif normalisé par les influenceurs ». Et les violences en ligne se sont aussi accrues, entre deepfakes pornographiques et vagues de harcèlement.
« Ce sont des horizons de violences qu’on n’arrive pas à réguler à temps »
La difficulté réside dans l’endiguement de ces phénomènes. La salle s’accorde à constater les insuffisances en matière éducative. Pourtant rendus obligatoires en 2001, les cours d’éducation à la sexualité n’étaient assurés que dans 15 % des établissements cette année, précise la présidente du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Bérangère Couillard. Le programme Evars, instauré à la rentrée, devrait venir pallier ce constat. « Nous serons très vigilants sur cette application réelle », signale-t-elle. La sénatrice centriste Annick Billon pointe aussi du doigt le risque terroriste et de dérive sectaire, mis en évidence par la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
Mais les regards sont surtout braqués sur les réseaux sociaux : « Ce sont des horizons de violences qu’on n’arrive pas à réguler à temps », s’alarme la chercheuse Cécile Simmons. « Dans la régulation des big tech, il y a un rapport de force à installer », insiste Lucie Daniel, experte plaidoyer au sein de l’association Equipop. Cela passe par la législation européenne, « pour faire front sur le plan numérique transnational contre les plateformes qui contestent le Digital Act Service », et contre les États-Unis, « cet éléphant dans la pièce qui protège les enjeux économiques de ses entreprises », estime Shanley Clémot McLaren, cofondatrice de l’association @StopFisha. A l’échelle nationale, le portail de signalement de contenus illicites en ligne Pharos est supposé chasser « l’impunité » en ligne, rappelle la commissaire de police et cheffe des plateformes de l’Office anti-cybercriminalité (OFAC), Alice Koiran. Si son périmètre de mobilisation est large, ses capacités d’action, elles, le sont moins. « Il y a une différence entre contenus choquants et illégaux. Nous ne sommes compétents que pour ceux illégaux, on ne peut pas prendre de mesures sur ce qui ne peut être qualifié pénalement. C’est la limite de notre action », reconnaît-elle à l’intention de la sénatrice centriste Olivia Richard. Et « l’éphémérisation des contenus » complique encore plus leur traque : « Le retrait des contenus publiés c’est une chose, mais lorsque des propos sont tenus en live [ndlr : en direct], on ne peut plus les supprimer a posteriori », déplore Alice Koiran.