Michael Foessel : « Une crise n’est pas le meilleur moment pour imaginer des utopies »

Michael Foessel : « Une crise n’est pas le meilleur moment pour imaginer des utopies »

Un jour, un regard sur la crise du Covid-19. Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grands experts sur une crise déjà entrée dans l’Histoire.Aujourd’hui, le regard de… Michael Foessel, philosophe, professeur à l'École polytechnique, auteur de "Le Temps de la consolation" et "Après la fin du monde".
Public Sénat

Par Rebecca Fitoussi

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Les études montrent que les Français sont particulièrement défiants vis-à-vis de leurs politiques et vis-à-vis d'eux-mêmes. Cette défiance n'est pas nouvelle mais elle semble plus criante avec cette crise. Comment vous voyez cela ?

La défiance dans sa dimension politique a précédé cette crise. En France particulièrement parce qu'on a un système institutionnel qui privilégie le pouvoir, mais qui se soucie beaucoup moins de l'autorité. J'appellerais ici autorité le fait qu'un pouvoir présente des règles très normatives sur la vie des gens, mais avec une certaine aura ou en suscitant une certaine confiance. Or, ce qui est caractéristique de la crise que nous avons vécue, c'est que le pouvoir s'est imposé dans nos vies. On parlait beaucoup du fait qu'il n'y avait plus de politique, que la politique avait perdu un peu de sa puissance, or, du jour au lendemain et par décision présidentielle ou gouvernementale, chacun a pu constater que le pouvoir politique existait bel et bien, et il se rappelait à nous à chaque fois que nous franchissions la porte de notre appartement par le fait qu'il fallait une attestation. Mais un pouvoir qui était déjà un peu sans autorité et qui s'affirme comme pouvoir, cela crée nécessairement beaucoup de défiance de la part des individus qui, à tort ou à raison, considèrent qu'après tout, de quel droit ce pouvoir-là spécifiquement s'opposerait-il à moi ?

 

C'est ce qui expliquerait selon vous que ce soit particulièrement français donc ?

C'est particulièrement français mais on en a aussi des signes en Espagne. Il est certain qu'il y a dans les pays les plus politiques comme l'Italie, l'Espagne et la France, c’est-à-dire ceux qui attendent beaucoup de l'État, de la déception lorsque cet État s'avère potentiellement défaillant.

 

Il y a la défiance que confirme ou renforce peut-être cette crise, et puis, il y a ce que le journaliste suisse Richard Werly, appelle « l'hystérie française ». Je vais le citer dans un entretien qu'il nous a accordé pendant le confinement : « Cette incapacité collective, aussi bien politique, médiatique, à se dire qu'une crise peut être surmontée. En France, il y a trop de défaitisme. On se complaît dans l'examen de la hauteur de la falaise qu'on ne pourra pas surmonter ». Qu'en pensez-vous ? Trop de défaitisme en France ?

C'est difficile d'avoir une position qui soit absolument générale pour une population de 65 millions d'habitants. Je dirais que le défaitisme, c'est un peu la rançon du narcissisme. La France est une grande nation de l'histoire qui a beaucoup perdu de son influence et de sa puissance et, par conséquent, de sa confiance en elle-même. Avouer au peuple français, par exemple, que le gouvernement n'a pas à disposition assez de masques, c'est impossible. Et pourtant, ce serait une forme d'humilité qui aurait peut-être été à son bénéfice. On va donc nommer "stratégie", une manière de gérer la pénurie, on va expliquer qu'on n'a pas besoin de masques, puis qu'on en a besoin, puis que c'est obligatoire, puis que cela n'est pas nécessaire, etc. L’idée partagée à la fois par les citoyens français et l'État français, c'est la grandeur de ce pays.

 

On ne supporte pas d'être en dessous, de ne pas être à la hauteur ?

On ne supporte pas d'être considéré comme un pays de seconde zone. La difficulté, évidemment, c'est que la France est une puissance moyenne aujourd'hui, mais que pour autant, elle doit valoriser ses principes démocratiques qui ne sont pas nécessairement ceux de sa souveraineté.

 

Défiance, défaitisme. Cette crise a aussi testé notre capacité à être solidaires. Il y a eu de la solidarité. Il y a eu les applaudissements des soignants, les applaudissements pour les métiers peu reconnus, moins de solidarité en revanche avec les politiques et parfois entre nous. Il y a eu de la délation pour ceux qui brisaient le confinement, il y a eu aussi du mépris pour ceux qui faisaient la queue des heures pour aller manger chez McDo. Faites-vous un constat douloureux sur notre société après cette crise ou faites-vous partie de ceux qui voient le verre à moitié plein ?

Je dirais d'abord que nous ne sommes pas encore à la fin de cette crise. Par conséquent, il faudra faire un bilan le moment venu. Maintenant, je constate quand même que l'absence de confiance que la population, d'une manière générale, manifeste à l'égard des politiques, est un peu réversible. C’est-à-dire qu'en France, on a eu un confinement qui était tout de même l'un des plus durs et un confinement qui s'est traduit presque immédiatement par le renfort de la police. On a mis la police dans la boucle, ce qui peut-être se justifiait du point de vue des effets attendus, mais je trouve qu'on a eu un discours culpabilisant à l'égard de la population, alors qu'au fond, et c'est là où je regarderais plutôt le verre à moitié plein, les Français se sont globalement comportés de manière civique. Il y a peut-être eu quelques excès, mais on peut aussi penser aussi à ceux qui sont restés confinés chez eux dans des conditions difficiles socialement. Et pour eux, on peut avoir plus qu'une pensée, on peut avoir de l'admiration.

 

Notre démocratie représentative était déjà fragilisée avant cette crise, diriez-vous qu'elle a pris un nouveau coup ?

C'est certain. Je pense que de ce point de vue, l'épidémie et surtout les mesures prises pour lutter contre elle, n'ont pas tellement varié par rapport à ce que nous avions déjà comme dispositif juridique. C'est l'état d'urgence qui s'est encore imposé immédiatement, comme après les attentats.

 

Vous dites qu'il a été imposé, mais cet état d'urgence a été discuté, débattu, voté au Parlement.

Oui mais dans le cadre d'un état d'urgence, on demande au Parlement de se dessaisir, c’est-à-dire qu'on le réunit pour qu'ensuite, il ne puisse plus se réunir. Alors, bien sûr, on peut en discuter certains points, mais les conditions de la discussion sont rendues beaucoup plus difficiles dans une période d'épidémie, et puis, ce n'est plus un secret pour personne que les institutions françaises sont fondées sur le primat de l'exécutif et, par conséquent, sur une forme de dépossession du rôle du Parlement. On peut comparer avec d'autres pays, avec le modèle allemand par exemple, et là, je parle bien des aspects politiques et pas économiques, où le Parlement est vraiment au centre de la décision et où l'on recherche un consensus, plutôt que cette idée un peu paradoxale selon laquelle il faudrait attendre une espèce de salut sanitaire, quasiment de survie de la part d'un pouvoir exécutif, alors même que ce pouvoir est déjà très fragilisé dans les opinions.

 

Cette crise nous confirme aussi des inégalités sociales que l'on a pressenties au moment du confinement, mais maintenant il y a des chiffres, ceux de l'Observatoire régional de santé d'Ile de France sur les taux de surmortalité. Le constat est très net. Entre le 1er mars et le 10 avril, la Seine-Saint-Denis a enregistré une augmentation du nombre des décès de 118,4 % par rapport à la même période de l'an dernier. C'est la plus forte hausse et il se trouve que c'est le département le plus pauvre. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

Cela montre quelque chose que nous savions de manière abstraite, mais qui se vérifie ici de la manière la plus cruelle, c'est l'inégalité face à la maladie et face à la mort. Cela veut dire que le critère de l'âge ou des fameuses comorbidités n'est pas le seul, ou plutôt que ces comorbidités sont bien souvent liées à des états sanitaires liés eux-mêmes à la société. De ce point de vue là, l'idée qu'il faut de toute urgence remettre la France au travail a quelque chose d'un peu étrange parce qu'elle s'adresse en priorité à des personnes qui sont déjà épuisées, si elles ne sont pas déjà malades. L'effet de réalité, c'est le moment où l'on passe d'une idée un peu abstraite au fait que ces idées se réalisent dans le corps, et c'est bien cela ce que fait la maladie à la politique. On pourrait dire la même chose de la mondialisation. La traque du pangolin qui a lieu en Chine, elle s'invite tout d'un coup dans ma propre intimité et parfois pour le pire, dans ma propre maladie. Et bien là, d'une certaine manière, et toutes proportions gardées, c'est la même chose, ce qui jusqu'à présent se laissait dire sous la forme de courbes d'évolution se manifeste comme étant une des injustices les plus criantes dans la société française face à l'espérance de vie et surtout à l'espérance de vie en bonne santé.

 

La directrice de l'Observatoire régional de santé parle des habitants de la Seine-Saint-Denis comme des « pourvoyeurs de travailleurs clés » : « Tous ceux qui ont assuré le bon fonctionnement pendant cette période de confinement. Ce sont les gens qui travaillent dans les transports, ce sont les gens qui ramassent les déchets. Ce sont tous les gens qui sont en relation avec le commerce d'alimentation. Ce sont les livreurs, les postiers, les forces de l'ordre et évidemment, les soignants ». Les Français ont tous été reconnaissants pendant le confinement, mais croyez-vous à un réel changement de regard ?

Certainement. Je crois que le regard social sur les populations défavorisées ou les plus pauvres est un regard non seulement de compréhension, mais d'affection. Maintenant, c'est plutôt un changement de politique qui est attendu. Si on regarde certaines mesures sociales liées à l'état d'urgence sanitaire, je pense en particulier à la question des congés ou à la question de l'augmentation du temps de travail, on ne peut pas exactement dire que cela aille dans le sens d'une prise en compte réelle et concrète de ceux qui se sont battus dans cette période pour maintenir une société à peu près au niveau d'existence minimal. On parle beaucoup de primes, tout cela est évidemment bienvenu, surtout quand il s'agit de personnes qui ont des conditions salariales très difficiles, mais enfin, on ne fera peut-être pas l'économie d'une revalorisation générale de ces métiers. Dans une certaine image de la mondialisation heureuse, de la mondialisation virtuelle et du télétravail, on était parvenu à cette idée ou à ce fantasme qu'on pouvait se passer de ces métiers, qu'on pouvait se passer de ces personnes, ce qui est non seulement socialement et économiquement faux, mais ce qui est moralement largement discutable.

 

Faut-il se méfier de ces inégalités sociales ? Pourraient-elles donner lieu à de nouvelles colères sociales en France ?

Il faut s'en méfier d'abord parce qu'elles sont injustes, et puis ensuite parce qu'elles ont des effets politiques de plus en plus accélérés. Moi, j'ai été très frappé par ce qui s'est passé autour des discours sur l'épidémie dans leur dimension médicale.  Aux discours sur les effets positifs ou négatifs de la chloroquine et sur la personnalité de Didier Raoult, se sont immédiatement greffées des oppositions qu'on aurait appelées autrefois "des oppositions de classes" et qu'on appellerait peut-être aujourd'hui des oppositions d'idéologies et géographiques. Marseille contre Paris. Le représentant médical des Gilets jaunes contre l'élite parisienne de l'Inserm. Toutes ces choses-là sont à la fois inévitables (comment voulez-vous demander aux gens de ne pas s'intéresser au discours médical si ce discours médical les oblige à ne pas sortir de chez eux ?) et en même temps ces passions françaises et politiques, elles sont un peu dangereuses dans la mesure où ce qui a disparu, c'est l'alternative gauche-droite. C’est-à-dire une véritable manière de politiser le conflit, de discuter sur des alternatives en matière sociale ou en matière économique au profit d'une alternative extrêmement délicate à gérer politiquement et démocratiquement, qui est celle du petit peuple contre des élites corrompues. Cette manière de jouer le peuple contre les élites, elle sert parfois au pouvoir, elle sert parfois aux opposants du pouvoir, mais elle ne sert jamais aux démocrates.

 

Quelle traduction politique pourraient avoir ces inégalités sociales ? Des votes pour les partis extrêmes ?

Nous avons en France la chance d'avoir une extrême droite, je la distingue de l'extrême gauche, qui n'est pas à la hauteur de ses propres enjeux. On ne peut pas dire que le Rassemblement National ait été politiquement très intelligent. Marine Le Pen a attaqué trop tôt et de manière caricaturale. Cela étant, au-delà des partis, au-delà des éventuels candidats, ce qui est certain, c'est qu'il va être difficile pour ceux qui pensent que la frontière n'est pas un absolu, pour ceux qui considèrent que l'État-nation souverain n'est pas la seule forme de protection pour les citoyens, il va être difficile de l'expliquer maintenant qu'on a élevé le geste barrière en mode de vie. Il va falloir essayer de réfléchir à la manière de retrouver des formes de commun, des formes de vivre-ensemble qui ne soient pas gangrenées par le risque de la contagion. Le concept de contagion a évidemment un sens médical mais il a aussi des échos politiques immenses, puisque c'est l'autre, l'autre corps et a fortiori l'autre corps étranger, celui qui m'apparaît comme le plus menaçant, qui devient ce que je dois tenir à l'écart de moi-même. Il est difficile de dire dans quelle mesure ce type d'imaginaire très personnel, très intime, se traduira politiquement et électoralement. Mais on peut tout de même craindre que ce ne soit pas au bénéfice d'une société ouverte.

 

Les leçons de cette crise, ce sont aussi des questionnements autour de la mondialisation. On parle beaucoup de démondialisation, de relocalisation. C'est le bon chemin ? C'est la bonne réflexion à avoir ?

En tous les cas, il y a des aspects élémentaires. Si on se rend compte, à l'occasion d'une crise de cette envergure, que la plupart des médicaments de première nécessité sont fabriqués à l'étranger et que l'on a du mal à les relocaliser ou simplement à les récupérer, et bien qu'il y ait une relocalisation, cela me paraît être absolument nécessaire. Maintenant, c'est comme la frontière. On a des positions parfois absurdes, du style de celles qui étaient tenues au début par des gens comme moi, qui ne sont pas des ennemis de la mondialisation, consistant à dire : une frontière n'arrête pas un virus. Et bien si, de fait, une frontière peut arrêter un virus puisque le virus passe par le corps. Une fois qu'on a pris la mesure de la naïveté de sa première affirmation, on passe à l'affirmation contraire consistant à dire que c'est finalement la frontière qui nous permet de nous sauver de toutes choses. Je crois qu'on a tout de même intérêt à ne pas aborder la politique du point de vue du pire, et en particulier du point de vue du désir de guérir ou du désir de survivre. Parce qu'à partir de là, évidemment, si l'alternative, c'est la survie ou la mort, chacun choisira la survie, mais parfois au prix des libertés.

 

Reconstruire une indépendance, une souveraineté comporte aussi des risques : l'autarcie, la fermeture, le protectionnisme...

La souveraineté en démocratie, c'est le peuple. Et le peuple n'est pas un concept, en tout cas il n'a pas été défendu comme cela dans la tradition philosophique et républicaine, il n'est pas un concept ethnique. Par conséquent, entre la souveraineté du peuple, la souveraineté de la nation et la souveraineté du territoire, il y a tout de même des différences. À mon sens, il n'y a pas de politique sans souveraineté, en tout cas, pas de démocratie sans une instance qui s'appelle "les citoyens", qui décide en dernière analyse. Est-ce qu'on est obligé pour autant d'en conclure que la souveraineté nationale est le seul moyen de nous prémunir d'un virus ? Alors là, il n'y a pas besoin d'aller chercher très loin. Il suffit de regarder les pays souverainistes, ceux qui insistent beaucoup sur leur indépendance nationale, les États-Unis et la Grande-Bretagne par exemple, pour se rendre compte que la gestion de la crise n'a pas été à la hauteur.

 

On parle beaucoup du « monde d'après », du « monde de demain ». C'est devenu une grande et belle expression pour se promettre des lendemains plus heureux. Cela vous agace ou vous faites partie de ceux qui se disent qu'effectivement, c'est peut-être un moment clé pour imaginer la suite différemment ?

Comme toutes les formules, comme le "vivre ensemble" par exemple, à force d'être ressassées, elles deviennent un peu dérisoires. Maintenant qu'on se pose la question de savoir de quoi l'avenir sera fait au moment où le présent est quasiment insupportable, cela me paraît être la moindre des choses. Cela étant, ce n'est pas forcément une période de crise ou de maladie, le meilleur moment pour imaginer des utopies. À force de reprocher au monde d'avant tout ce qui a produit la situation de crise ou l'a accéléré, on oublie que c'était tout de même un monde, c’est-à-dire qu'il y avait un avant. Dans cet avant, il y avait beaucoup de choses à critiquer, des évidences, des possibilités, des libertés qui étaient déjà restreintes, mais pas au point d'empêcher la possibilité même du contact ou la possibilité même de la rencontre. Donc, je ne suis pas du tout un nostalgique du monde d'avant, mais je suis un peu inquiet du monde d’après, si l'après doit vouloir dire laisser de côté totalement ce qui était des vestiges réels de l'État de droit, au profit de solutions purement sanitaires ou purement nationales, ou même d'ailleurs utopiques révolutionnaires. Dans la tradition marxiste, on appelait liberté bourgeoise la liberté de se mouvoir, la liberté d'opinion, et le marxisme a souffert de les considérer comme un peu trop secondaires, ces libertés. Alors moi, je dirais que l'on n'est pas obligé de croire que le capitalisme peut tout résoudre, et Dieu sait qu'il pose de sérieux problèmes aujourd'hui, mais ce n'est pas une raison pour abandonner les libertés bourgeoises, si par-là, on entend simplement le respect de l'État de droit et de la confiance que nous pouvons encore manifester les uns envers les autres en dépit de la possibilité que nous abriterions éventuellement un virus.

Relire notre entretien avec : Magali Reghezza-Zitt : Nous devons apprendre « la culture du risque »

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