Ce jour-là, elles sont douze millions à être appelées aux urnes pour la première fois. Le 29 avril 1945, il y a tout juste 80 ans, les Françaises accèdent au droit de vote à l’occasion d’élections municipales, les premières depuis la Libération. Elles s’exprimeront à nouveau six mois plus tard pour les élections constituantes d’octobre.
Avec l’ordonnance du 21 avril 1944, reprenant un amendement du communiste Fernand Grenier, la France rattrape le retard assez considérable qu’elle a pris sur ses voisins, dont certains ont ouvert le droit de vote aux femmes depuis plusieurs décennies. Le pays est alors dirigé par un gouvernement provisoire, présidé par Charles de Gaulle. Auprès de Public Sénat, l’historienne Michelle Perrot, professeure émérite à l’université Paris-Diderot et l’une des premières à avoir travaillé sur l’histoire des femmes, revient sur ce moment de bascule.
Comment expliquez-vous ce paradoxe : la France a été le premier pays a instauré le suffrage universel masculin, en 1848, mais l’un des derniers en Europe à ouvrir le droit de vote aux femmes ? Les pays d’Europe du Nord, comme la Finlande, le Danemark et la Norvège, l’avaient fait dès le début du XXe siècle. La Nouvelle-Zélande, pionnière, a permis aux femmes de voter dès 1893.
« La résistance de la France au droit de vote des femmes a certainement des origines très anciennes. On pourrait citer les lois saliques, utilisées comme lois de succession à partir du XIVe siècle, et qui excluent les reines de l’exercice du pouvoir. Après la chute de la monarchie, la Révolution française s’affirme comme virile, sur le modèle de la République romaine et de ses valeurs militaires. Au XIXe siècle, enfin, on avait tendance à penser qu’en divisant les rôles, les espaces et les tâches en fonction des sexes, selon un principe de complémentarité, la société fonctionnerait harmonieusement. Bref, il y a toutes sortes de raisons qui font que, dans notre histoire, la question du pouvoir accordé aux femmes a sans cesse été repoussée.
Et pourtant, il y a eu quelques tentatives avant 1945…
Sous la Révolution, l’abbé Sieyès considère les femmes comme des citoyens « passifs » au même titre que les mineurs et les fous, ce qui a déclenché quelques protestations. La plus célèbre est celle d’Olympe de Gouges, qui dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, rédigée en 1791, réclame le droit de vote pour les femmes. En 1848, à l’avènement de la IIe République, un groupe féministe appelle George Sand à les représenter aux élections législatives, mais l’écrivaine refuse parce qu’elle pense que les femmes doivent d’abord acquérir des droits civils avant le droit de vote, au risque de voter comme leurs maris.
C’est surtout sous la IIIe République que les débats sur le droit de vote des femmes se multiplient. À l’époque on parle des ‘suffragistes’, par opposition aux ‘suffragettes’ britanniques. L’une des plus actives est la journaliste Hubertine Auclert qui a voué sa vie à obtenir le droit de vote des femmes.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les féministes françaises sont vraiment très déçues de voir qu’on ne leur accorde toujours pas le droit de vote après avoir activement participé à l’effort de guerre. Pourtant, plusieurs propositions de loi en ce sens sont examinées et adoptées par la Chambre des députés durant l’entre-deux-guerres, mais de son côté, le Sénat les rejette toutes ou refuse de les inscrire à l’ordre du jour.
Pourquoi ce rejet systématique de la part des sénateurs ?
À l’époque, le Sénat est une assemblée beaucoup plus conservatrice que la Chambre des députés. Pour protester, la féministe Louise Weiss s’était d’ailleurs enchaînée aux grilles du Palais du Luxembourg. Dans une moindre mesure, il y a aussi le rôle des radicaux de gauche qui parlaient de ‘péril noir’, en référence à la couleur de la soutane des curés. Ils s’imaginaient que les femmes, plutôt conservatrices et sous l’influence de l’Eglise – ce qui n’était pas totalement faux -, risquaient d’entraîner la République vers la droite. C’est l’une des raisons pour lesquelles Léon Blum, pourtant féministe, n’a pas accordé le droit de vote aux femmes en 1936. Il était à la tête d’une coalition tripartite à laquelle appartenaient les radicaux de gauche.
>> À ECOUTER : notre podcast, les femmes votent-elles comme les hommes ?
Dans ce contexte, toujours très défavorable à la veille de la Seconde Guerre mondiale, comment expliquer la bascule de 1945 ?
Charles de Gaulle, qui préside le gouvernement provisoire de la République, déclare ne plus vouloir du ‘tumulte’ de l’entre-deux-guerres sur cette question. Il reconnaît aussi le rôle des femmes dans la Résistance, du moins jusqu’à un certain point puisqu’il n’y a pas de femmes parmi les Compagnons de la Libération. Il y a aussi l’influence du parti communiste qui était beaucoup plus en pointe que d’autres mouvements politiques sur cette question. Aux municipales de 1925, ils avaient soutenu des candidatures féminines, finalement invalidées. On ne peut pas dire que le PC était un parti féministe, mais il espérait pouvoir s’appuyer sur les femmes pour accompagner le mouvement social.
Ironiquement, le lendemain du scrutin du 29 avril 1945, le journal La France libre parle « des femmes qui ont voté comme un seul homme » …
Il y avait encore cette crainte qu’elles ne se sentent pas concernées, qu’elles n’étaient pas suffisamment autonomes pour faire des choix politiques. Ma mère a voté pour la première fois aux municipales de 1945. En vérité, les femmes se sont beaucoup déplacées, je crois qu’elles ont immédiatement compris l’importance de ce moment.
Avec le droit de vote est aussi venu le droit pour les femmes d’être candidate à une élection, et donc la possibilité d’être élue.
Effectivement, et l’on constate un lien direct entre les premières candidatures féminines et la Résistance. De nombreuses candidates ont été résistantes ou bien sont filles ou épouses de résistants. Après les législatives d’octobre 1945, environ 5 % des députés qui font leur entrée à l’Assemblée nationale sont des femmes, mais par la suite ce mouvement va s’essouffler et retomber jusqu’à 1 %. Il faut se souvenir qu’en 1974, Simone Veil défend la dépénalisation de l’avortement devant une assemblée presque exclusivement masculine.
On compte aujourd’hui environ 36 % de femmes à l’Assemblée nationale et au Sénat. Notons que la Cinquième République n’a eu que deux femmes cheffes de gouvernement et qu’il a fallu attendre 2007 avant de voir une femme se qualifier au second tour de la présidentielle. 80 ans après l’obtention du droit de vote pour les femmes, quel regard portez-vous sur cette lente intégration à la vie politique ?
La conquête du pouvoir ressemble à un escalier, ce n’est pas parce que la première marche a été franchie que les suivantes seront plus simples à gravir. Il y a toujours des représentations, des pratiques qui perdurent et finalement une forme de résistance qui se met en place à mesure que les femmes s’approchent des degrés suprêmes. Encore et toujours selon cette vieille idée : ‘Une femme au pouvoir, ça n’est pas possible…’ »