Ce matin, la proposition de loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur » a été adoptée par la commission des affaires économiques du Sénat. Elle prévoit des assouplissements sur les pesticides et le stockage de l’eau, et entend calmer les tensions entre les agriculteurs et l’Office français de la biodiversité.
Monique Canto-Sperber : « Le libéralisme sort renforcé de cette crise »
Par Steve Jourdin
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Quel est le premier bilan que vous tirez de la période qui s’est ouverte avec le déconfinement le 11 mai ?
Le confinement aura de lourdes conséquences sur le long terme. On a assisté à un arrêt sur images, à une immobilisation de toutes les activités. Les conséquences économiques seront très importantes : beaucoup d’entreprises sont en difficulté, et il y aura probablement de nombreux licenciements à la rentrée.
Cette période aura été un révélateur des problèmes de la société française, en matière d’inégalités, de modalités d’action de l’État et de capacités d’un certain nombre d’acteurs (personnel hospitalier, responsables de collectivités territoriales) à prendre les choses en main pour trouver des solutions dans l’urgence.
Pendant la crise sanitaire, le parlement a été dessaisi de ses pouvoirs, notamment législatifs. Alors que la pandémie peine à être jugulée dans le monde, ne risque-t-on d’entrer dans une période d’état d’urgence permanent ?
C’est un risque majeur. Certaines libertés fondamentales (d’aller et venir, d’entreprendre, etc.) ont tout simplement été supprimées durant la période du confinement. Des mesures d’une particulière gravité ont également été prises, comme la prolongation des détentions provisoires et la suspension des libérations.
Dans ce contexte de crise prolongée, il faut craindre que la puissance d’État se renforce durablement. On constate en effet la tendance de l’État à intervenir de plus en plus dans la vie des individus, et les citoyens s’y habituent peu à peu. Nous devons donc redoubler de vigilance, d’autant plus que nous avons déjà assisté après les attentats de 2015 à l’entrée progressive de mesures d’urgence dans notre droit commun.
Ces privations de liberté sont-elles néanmoins légitimes selon vous, au regard de la gravité de la crise sanitaire ?
Il faut toujours arbitrer entre les impératifs de sauvegarde des libertés individuelles et les impératifs de sécurité collective. Même l’individu le plus libéral accepte que les libertés soient réduites dans certaines circonstances. Mais il faut que ces restrictions soient justifiées.
Or, dans certains cas, cette justification peut-être remise en question. On peut par exemple se demander pourquoi tous les départements ont été confinés de la même manière, et pourquoi tous les Français ont été invités à rester chez eux sans distinction entre les régions très touchées et les régions peu touchées par le virus. Certaines mesures ont en outre été vécues comme vexatoires, notamment la nécessité de présenter une attestation de sortie aux autorités. Était-ce vraiment utile ? En définitive, je pense que le gouvernement est souvent allé au-delà de ce qui était strictement nécessaire pour assurer la sécurité des Français.
Le Parlement et l’exécutif travaillent aujourd’hui sur un nouvel acte de la décentralisation. Vous y êtes favorable ?
La preuve a été donnée par les faits. Pendant la crise, les présidents de région et les maires ont pris les choses en main. Ils ont ajusté à l’échelon local les mesures de confinement décidées au plus haut niveau de l’État. Les collectivités territoriales ont par ailleurs joué un rôle majeur en matière d’assistance sociale. Dans l’ensemble, ces actions ont été saluées.
Je pense donc qu’il serait opportun de confier de nouvelles responsabilités aux collectivités, quitte à accepter un certain type de différenciation. La décentralisation ne doit pas simplement signifier que les régions décident, elle doit aussi impliquer le fait que chaque région décide différemment de la région voisine. Les expériences de différenciation sont des vecteurs d’égalité et d’efficacité.
La crise sanitaire a aussi été le théâtre d’un débat très vif sur le rôle de la science et des scientifiques dans notre société. Est-ce que l’épisode de l’hydroxychloroquine dit quelque chose de notre rapport à la science et à l’autorité ?
Cette polémique est en effet extrêmement significative. Le corps médical et l’ensemble des chercheurs ont été unanimes pour considérer qu’on ne donne pas un médicament à des patients sans avoir suivi tous les protocoles. Même les plus grands savants tâtonnent, et doivent être soumis aux processus de vérification scientifique. Le professeur Raoult est parfaitement conscient de cette nécessité. Pourquoi n’a-t-il pas fait dès le départ un essai correct s’il était convaincu de la valeur de sa molécule ? La question reste ouverte.
Comme on l’a vu, l’opinion publique ne partage pas cette manière d’approcher la vérité scientifique. Mais n’oublions pas que cette même opinion publique serait la première à appeler à la condamnation s’il s’avérait qu’un médicament qu’on présente comme salutaire se révélait être meurtrier. Il y a un énorme travail à faire pour expliquer au plus grand nombre ce qu’est le travail scientifique.
Précisément, on a assisté à une remise en cause du travail scientifique, avec la polémique autour de la revue britannique The Lancet…
Dans l’affaire du Lancet, et à la différence des essais Recovery et Discovery, il ne s’agissait pas d’une expérimentation. C’était une étude observationnelle : on ramasse un grand nombre de cas, et on tire ensuite les conclusions quant à l’efficacité du traitement. Dans cette perspective, la question majeure est celle des données : d’où viennent les cas en question ? En l’occurrence, une petite entreprise intitulée Surgisphere avait fourni ces données. La chose étonnante, c’est que ni les auteurs de l’article, qui sont deux scientifiques extrêmement réputés, ni les relecteurs de l’article (les « reviewsers »), ni le directeur de la revue ne se sont posés la question de savoir d’où proviennent les données analysées. En l’espèce, ces données étaient une pure et simple fraude. On voit donc qu’il existe encore des lacunes au sein du système scientifique, malgré son aspiration à l’exactitude.
Vous avez beaucoup travaillé sur la question du libéralisme. Pensez-vous que la crise que nous traversons porte un coup mortel à la pensée libérale ?
Dans une période de crise comme celle que nous traversons, tout le monde regarde vers l’État. La délibération, les contre-pouvoirs et les autorités indépendantes, trois notions centrales dans la pensée libérale, ne sont opérationnelles que dans la lenteur, la diversité et la consultation. Or, en temps de pandémie, ces exigences volent en éclat. En général, le libéralisme sort traumatisé de périodes comme celle-là.
Mais je voudrais faire le plaidoyer inverse. À mon sens, le libéralisme sort renforcé de cette séquence. On a vu que les pays qui ont le mieux réagi à l’épidémie sont des pays dans lesquels la consultation n’a jamais été interrompue, dans lesquels le parlement a toujours siégé et où on a pu entendre les avis contraires, en particulier les avis du bord politique opposé.
Quelles seraient les trois pistes à mettre en avant pour l’après-crise selon vous ?
Première mesure : éviter que ça recommence. On ne pourra pas éviter que la Covid réapparaisse, mais on peut en revanche mieux se préparer. Il faut donc de toute urgence reprendre les politiques de prévention en matière sanitaire. On le fera en sécurisant les filières de production de médicaments, même si les critères habituels de la rentabilité financière ne sont pas satisfaits, le but étant de sécuriser des filières d'approvisionnement.
Deuxième mesure : inventer de nouveaux moyens de lutte contre les inégalités. On le fera en impliquant davantage les collectivités territoriales, les associations et le monde du bénévolat.
Troisième mesure : Une nouvelle méthode de délibération politique. Cela doit se faire avec les responsables des différentes activités sociales, du monde associatif, de l’entreprise, de l’éducation et des collectivités territoriales. Sous les termes de déconcentration et de décentralisation, nous devons restaurer quelque chose de très simple : le dialogue dans la fabrique des décisions communes.