Narcotrafic : comment la drogue inonde les zones rurales

Le trafic de drogue s'étend désormais aux zones rurales et aux villes moyennes de notre pays. Dans les départements de l’Orne et de la Manche, la cocaïne circule à bas bruit. Et cause d’importants dégâts sanitaires, surtout quand elle est consommée sous forme de « crack ». Sur la piste des trafiquants, gendarmes et magistrats déplorent un manque criant de moyens. Dans le cadre d’un documentaire, Public Sénat a posé sa caméra dans ce bout de Normandie aux prises avec le narcotrafic.
Fabien Recker

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C’est un coup de fil des gendarmes, un matin de février 2023, qu’Yves Asseline n’est pas près d’oublier. « Un pêcheur à pied avait découvert de grands sacs de chantier échoués sur la plage, attachés à des gilets de sauvetage », se souvient le maire de Réville, bourgade paisible dans le Cotentin. « À l’intérieur, on a trouvé 800 kilos de cocaïne. »

À qui était destinée la marchandise ? L’enquête ne l’a pas déterminé. Le mode opératoire, en revanche, est connu : pour contourner la surveillance dans les grands ports belges et français, les trafiquants larguent désormais leur marchandise au large, équipée de balises GPS. Charge à des complices, ensuite, de la récupérer en mer.

Banalisation de la cocaïne

À Réville, ce fait divers a défrayé la chronique. Mais pour monsieur le maire, « ça a surtout été une prise de conscience, le signe émergeant d’un trafic très important qui contamine notre société. Il y a des consommateurs, jusque dans nos petites communes rurales. C’est comme un nuage qui s’abat sur notre jeunesse ».

Un constat pessimiste que partage le docteur Bruno Regnault. Ce médecin de campagne exerce depuis plus de trente ans dans le département de la Manche. Il y a quelques années, il a vu ce territoire rural basculer : « Après le Covid, on a vu arriver les grosses consommations de cocaïne. Et plutôt sous forme de crack », précise le docteur Regnault.

L’ « uberisation » du trafic 

Obtenu en mélangeant de la cocaïne avec d’autres produits pour être fumée, le crack, hautement addictif, circule discrètement. « Les patients me le disent : aujourd’hui on trouve plus facilement de la cocaïne que du cannabis », témoigne Bruno Regnault.

« Avant, on achetait un gramme à 90 euros, maintenant on l’achète à moins de 60 », confirme Romain (son prénom a été modifié). Ce père de famille, qui vit près de Coutances, a un emploi qualifié dans l’industrie. Pourtant il mène une vie sur le fil, en guerre contre son addiction au crack. Difficile de décrocher, face à la profusion de l’offre à la campagne. « Il suffit de se connecter à Snapchat, pour trouver quantité de vendeurs qui font leur pub. Ils sont prêts à faire 30 kilomètres pour venir vous livrer deux grammes, et vous font des promos le jour de votre anniversaire. »

La ruralité, une « part de marché »

Cette « ubérisation » du trafic en zone rurale ne surprend pas Etienne Blanc. Le sénateur (LR) du Rhône a été rapporteur de la récente commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic. Un travail fleuve, qui a révélé l’étendue du trafic de drogue dans notre pays. « Le narcotrafic est une entreprise, son but est de se rapprocher de ses clients », rappelle Etienne Blanc. « Les zones rurales sont donc une part de marché significative qui permet de dégager de la marge ».

Si le trafic de drogue gagne la ruralité, il étend également son emprise aux villes moyennes. Direction Alençon, la préfecture de l’Orne, où Laetitia Mirande a pris ses fonctions de procureure de la République en 2022. « En arrivant ici, j’ai été confrontée à des problématiques liées au narcotrafic que je n’imaginais pas dans une ville de cette taille-là », reconnaît-elle.

Le manque de moyens des enquêteurs 

Un quartier en particulier mobilise l’attention des pouvoirs publics. En périphérie d’Alençon, la petite cité de Perseigne n’a en apparence rien d’un supermarché de la drogue. Mais les familles qui y vivent subissent depuis des années la présence de plusieurs points de deal. Récemment, leur nombre a été réduit à quatre. « Ils sont gérés par deux ou trois organisations différentes qui se partagent le quartier », détaille une source policière, qui n’ignore rien des agissements des dealers à Perseigne. Mais malgré le pilonnage des points de deal et des opérations « place nette » (dont une en octobre dernier), les policiers ne parviennent pas à éradiquer le problème, faute de moyens d’enquêtes suffisants pour remonter les filières.

Car enquêter sur les réseaux de trafiquants est un travail de fourmi qui nécessite avant tout d’importants moyens humains. « Des jours, des nuits, à planquer dans des voitures ou éplucher des écoutes téléphoniques », raconte le Capitaine Mikaël Joret, commandant en second de la compagnie de gendarmerie de Mortagne-au-Perche. Récemment, il a participé au démantèlement d’un réseau de trafiquants basé à L’Aigle, dans le nord de l’Orne. « Cinq militaires ont travaillé à plein temps pendant sept mois sur cette affaire », souligne le capitaine. Un investissement très important pour des gendarmes tiraillés entre plusieurs missions.

Le nécessaire volet préventif

La récente proposition de loi du Sénat, issue des travaux de la commission d’enquête sur le narcotrafic, pourra-t-elle changer la donne sur le terrain ? Elle prévoit notamment la création d’un parquet spécialisé, sur le modèle de l’antiterrorisme, et veut faciliter le recours aux « infiltrés » pour accélérer le travail des enquêteurs. « Le danger est tel pour notre société que la France a intérêt à se doter de moyens importants », avertit Etienne Blanc.

Pendant ce temps à Alençon, on veut attaquer le mal à la racine. En s’adressant aux jeunes, à l’heure où les drogues se banalisent. Dans le cadre d’un « plan crack », l’Agence régionale de santé (ARS) de Normandie a chargé l’association Addictions France de mener des actions de prévention dans les collèges du département. « Evidemment, je ne vais pas parler de crack à des petits collégiens », explique Eloïse Besnard, chargée de projet prévention. « Mais on va travailler les compétences psychosociales, pour essayer de retarder au maximum la première consommation. »

 

>> « Zones rurales, coke en stock », diffusé samedi 1er mars à 18h30 sur Public Sénat

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