Narcotrafic : devant les sénateurs, Roberto Saviano dresse un portrait détaillé des mafias européennes

La commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic a entendu ce lundi le journaliste italien Roberto Saviano, auteur de plusieurs enquêtes sur la mafia. Pendant une heure, il a détaillé l’organisation, le modèle économique et les soutiens dont disposent les mafias européennes.
Mathilde Nutarelli

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C’est en visioconférence que la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic entendait le journaliste italien Roberto Saviano, spécialiste de la mafia, dont la tête est mise à prix par ces organisations et qui vit sous protection policière depuis plus de quinze ans. L’auteur de Gomorra et de Extra pure : Voyage dans l’économie de la cocaïne s’est plié à l’exercice et a répondu aux sénateurs, après une longue introduction sur l’état des lieux des mafias en Europe.

La mafia en Europe : un phénomène tentaculaire et complexe

Pour commencer, c’est un état des lieux précis et tentaculaire des organisations mafieuses en Europe que dresse Saviano. Mafias italienne, albanaise, turque, serbe, corse, russe, géorgienne, tissent un paysage complexe. « L’Europe est traversée par les capitaux du narcotrafic et la présence militaire des groupes qui utilisent le narcotrafic comme instrument pour ses capitaux », explique le journaliste, alors que c’est à ses yeux « l’un des thèmes le plus ignorés dans le débat public international aujourd’hui ». Et pour cause, l’organisation de ce crime organisé, qui « agit pour commander », est inextricable. Selon leur pays d’origine, les mafias n’investissent pas les mêmes lieux de trafic : « La mafia albanaise est très implantée au Royaume-Uni tout comme la mafia italienne. La serbe agit en Allemagne. En Italie, les Albanais et les Italiens ne forment plus qu’une structure unitaire. Les organisations géorgiennes sont très fortes en Espagne, comme les Tchétchènes », détaille Roberto Saviano. Un imbroglio qui rend la lutte coordonnée contre ces organisations plus complexe.

Ces structures, cela n’est pas la première fois que les sénateurs de la commission d’enquête l’entendent, sont organisées comme des multinationales. Elles brassent des sommes colossales, profitent à plein des avantages comparatifs de chaque pays et paient scrupuleusement leurs impôts. « La drogue provient d’Amérique du Sud », explique Roberto Saviano, « elle est ensuite envoyée en Afrique équatoriale occidentale, transite par le Mali, arrive sur les côtes du Maghreb et est expédiée dans les ports européens comme Rotterdam ou Hambourg ». Une véritable logistique de grande firme multinationale, qui profite des ports européens, véritables « gruyères ».

« S’il n’y avait pas la complicité du système économico-financier, il n’y aurait pas les organisations criminelles »

Le trafic de stupéfiants est une activité sur rentable, qui permet aux mafias de disposer d’un confortable capital et de mener ainsi ses autres activités. « 1 000 € investis dans des actions, au bout d’un an, ils rapportent 1 100 €, si les choses se passent plutôt bien. 1 000 € investis dans le marché de la cocaïne rapportent en un an 182 000 €. Avec 5 000 euros investis dans le marché de la cocaïne on récolte un million d’euros », explique Saviano. Ces chiffres vertigineux permettent de comprendre le modèle économique des mafias. « Les organisations criminelles parviennent à imposer leur domination sur l’économie parce qu’elles proposent des prix concurrentiels. Elles ont ces prix parce qu’elles ont accès aux capitaux du narcotrafic », expose-t-il. Des prix imbattables qui leur permettent de gagner des appels d’offres pour construire des centres commerciaux, par exemple.

Le portrait dressé par Saviano n’épargne personne. Car si les mafias prospèrent en Europe, ce n’est pas que grâce à la surrentabilité du trafic de stupéfiants. C’est aussi parce qu’elles profitent du soutien, conscient ou non, du système financier et politique. « Les mafias représentent pour les banques une garantie », explique Saviano, car les prêts qu’elles contractent sont un moyen de blanchir de l’argent sale et sont immédiatement remboursés. Il est catégorique : « S’il n’y avait pas la complicité du système économico-financier, il n’y aurait pas les organisations criminelles ».

Des relations ambiguës entre la mafia et le monde politique

Sur le plan politique, la situation n’est pas meilleure. Des méthodes que l’on jugerait bonnes pour la fiction, comme l’achat de votes ou l’acheminement d’électeurs par bus aux bureaux de vote, ont toujours lieu, notamment en Italie. A une époque où la parole politique est discréditée, l’achat de vote peut jouer le rôle de garantie : « Si l’on donne sa voix à un homme politique suite à la demande d’une mafia, lorsqu’il ne respecte pas son engagement, l’électeur sait qu’il peut s’adresser à l’organisation mafieuse pour se plaindre », explique Saviano.

La porosité des milieux mafieux et politiques, en Italie, est mesurée par des enquêtes. Mais elle se manifeste aussi dans certaines décisions politiques, comme celle prise par le gouvernement Meloni en décembre 2022 de relever les plafonds des paiements en liquide. A l’époque, l’opposition avait alerté sur le risque de favoriser l’économie souterraine, et partant la mafia, avec ce genre de mesure. Saviano, lui, est sûr d’en avoir fait les frais récemment. Il explique avoir réalisé récemment une émission pour la Rai, l’audiovisuel public italien, intitulée « Insider », interrogeant des journalistes menacés par la mafia, enquêtant sur l’assassinat d’opposants. « Cette émission a été bloquée, c’est resté dans le silence parce que ça traitait des mafias », assure-t-il. Cette révélation intervient alors que la Première ministre italienne Giorgia Meloni est accusée de vouloir mettre au pas la Rai, en plaçant ses proches à sa tête.

« Le dispositif anti-mafia italien est le plus complexe du monde »

Difficile d’être optimiste, face à cette pieuvre aux fonds illimités qui s’achète les voix des citoyens. Pourtant, les Etats ont mis en place, au fil des années, des dispositifs juridiques et sécuritaires pour lutter contre ces organisations criminelles. « Le dispositif anti-mafia italien est le plus complexe du monde, avec des lois très importantes et une bonne qualité au niveau opérationnel par rapport aux autres démocraties, mais cela ne suffit jamais », déplore Roberto Saviano. Manque de moyens, délais de justice très longs, les marges de progrès existent, surtout en matière de coopération européenne. Le nouveau parquet européen, effectif depuis 2021, en est le commencement. « La question des ressources devrait être portée au débat politique européen. Il y a un parquet européen en construction, mais il ne dispose pas encore des outils juridiques pour enquêter sur les trafics au niveau européen ».

« La légalisation est un outil très concret pour lutter contre le narcotrafic »

Les réponses à la mafia ne sont pas que judiciaires. Plusieurs pays ont choisi une approche plus pragmatique, diraient certains, en légalisant les drogues dites douces, comme le cannabis. C’est le cas par exemple de certains Etats des Etats-Unis, ou encore de l’Uruguay et, très récemment, de l’Allemagne. « La légalisation est un outil très concret pour lutter contre le narcotrafic parce qu’elle empêche les organisations criminelles de contrôler les prix, la matière première et permet à l’Etat de contrôler chaque phase de la filière, de la production à l a consommation », argumente Saviano. Mais le journaliste distingue la légalisation, qui consiste à créer une filière légale de production et d’importation du produit, de la dépénalisation, qui supprime juste les poursuites en cas de consommation du produit. C’est le choix effectué par les Pays-Bas, réputé pour ses coffee shops. Un échec, selon l’auteur de Gomorra : « Le plan hollandais a échoué. Les Pays-Bas, en libéralisant, ont permis au marché de pouvoir vendre cette drogue dans certains lieux en dépénalisant les producteurs. L’Etat n’a pas le contrôle direct sur les producteurs, et aujourd’hui, toutes les mafias vont s’y approvisionner ».

Après l’Etat et la police, restent les citoyens, qui se mobilisent en Italie comme en France, lorsque les trafics rendent impossible leur quotidien. « En Italie, il y a des réponses très fortes des citoyens quand il y a des effusions de sang. C’est pour ça que la mafia essaie de ne pas faire trop de remous », observe Roberto Saviano, « mais ce n’est pas juste de demander cela aux individus. Il faut que la population soit protégée par la police et le monde politique. […] Moi, j’ai brûlé ma vie. J’avais 26 ans, j’en ai maintenant 44 ans et la situation est la même. Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais ». Des regrets à demi-mot que formule le journaliste, dont la tête est toujours mise à prix.

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