Narcotrafic et  lutte contre la corruption : « Il y a un problème de formation des policiers, des magistrats, de l’ensemble de la chaîne pénale »

Auditionnée par la Commission d’enquête sur les narcotrafics, Isabelle Jegouzo, directrice de l’Agence française anticorruption, a donné un aperçu du fonctionnement de la lutte contre la corruption d’un point de vue administratif.
Henri Clavier

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« Entre 2016 et 2021, on observe une augmentation de 40 % du nombre d’affaires de corruption, il y a plusieurs causes, peut-être que ces phénomènes sont mieux détectés et moins acceptés, mais aussi qu’il y en a plus qu’avant », rapporte Isabelle Jegouzo, directrice de l’Agence française anticorruption (AFA). Alors que les actes de corruption sont de plus en plus nombreux, l’Indice de Perception de la corruption de Transparency Watch fait état d’un recul du score de la France et pointe l’absence de politique publique de lutte contre la corruption.

C’est pourtant cette dimension qui a motivé la création de l’AFA en 2016, par la loi Sapin II. La loi pose notamment plusieurs obligations pour les entreprises et les administrations publiques. L’AFA est chargée de coordonner l’action publique dans la lutte contre la corruption et contrôle la mise en place des dispositifs de détection et de prévention de la corruption prévues par la loi Sapin. « Nous n’avons pas de pouvoir d’enquête, seulement des moyens administratifs », explique Isabelle Jegouzo même si l’AFA peut « vérifier sur pièce et sur place les dispositifs et comment ils fonctionnent ».

 « Il faut que [le lien avec la criminalité] soit une des priorités du prochain plan national de lutte contre la corruption »

Si la création de l’AFA visait, en 2016, la corruption financière, l’agence tente désormais de prendre en compte les évolutions du recours à la corruption en France. « Ce sujet du lien entre corruption et criminalité me semble être une priorité, il faut que cela soit une des priorités du prochain plan national de lutte contre la corruption », affirme Isabelle Jegouzo. Le plan national de lutte contre la corruption doit permettre de coordonner les actions des différents services de l’administration sur la période 2024-2027.

Malgré ces intentions, et alors qu’une étude eurobaromètre de 2022 explique que 64 % des Français considèrent que la corruption est un phénomène répandu en France, l’agence n’a pas encore adapté son action aux liens existant entre corruption et criminalité et plus particulièrement le crime organisé. « Nous n’avons, jusqu’à maintenant, fait aucun contrôle sur le sujet spécifique de la criminalité et de la corruption », explique la directrice de l’agence. « Il y a une prise de conscience dans les administrations régaliennes, elles sont en première ligne, on est en train de découvrir avec inquiétude que cela peut exister en France », continue Isabelle Jegouzo. Une évolution de fond puisqu’une étude du ministère de l’intérieur montre que la corruption est plus présente dans le secteur public (68 % des actes).

 « A la source de nombreuses affaires de stupéfiants, il y a souvent de la corruption »

La corruption des agents publics est particulièrement recherchée par le crime organisé, largement à l’origine du narcotrafic en France et en Europe. « A la source de nombreuses affaires de stupéfiants, il y a souvent de la corruption, mais ces phénomènes ne sont pas toujours identifiés en tant que tels et poursuivis pour des actes de corruption », souligne Isabelle Jegouzo. Si le phénomène est endémique, la qualification pénale de corruption est souvent exclue, en particulier dans les affaires de trafics de stupéfiants. En effet, en l’absence de policiers et de magistrats spécialisés dans les affaires de corruption, la qualification pénale de complicité de trafic de stupéfiants est généralement plus propice. « La difficulté de ce type de contentieux, c’est que c’est assez technique, c’est un phénomène, par définition, caché et donc difficile à caractériser », explique Isabelle Jegouzo, « il y a un problème de formation des policiers, des magistrats, de l’ensemble de la chaîne pénale, les enquêteurs spécialisés en matière de stupéfiants ne vont pas forcément chercher à caractériser la corruption ». Interrogé par les sénateurs Etienne Blanc (LR) et Guy Benarroche (écologiste) sur les éventuelles modifications à apporter pour clarifier la loi et faciliter les qualifications, la directrice de l’agence insiste davantage sur le renforcement des moyens d’enquête. « Les qualifications pénales sont stabilisées, je ne pense pas qu’il y ait grand-chose à bouger », juge Isabelle Jegouzo qui cible plutôt le renforcement des techniques spéciales d’enquêtes (sonorisation, filature etc) comme levier efficace.

Un phénomène en mutation

 « Il nous semble [que la lutte contre la corruption] est une priorité en termes de confiance dans l’action publique », rappelle la directrice de l’AFA qui souligne également une prise de conscience au sein des douanes, de l’Inspection générale de la police nationale ou de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale. Une prise de conscience qui découle d’une évolution des cibles des actes de corruption. Isabelle Jegouzo pointe une augmentation de la « corruption de basse intensité, du quotidien », qui n’implique pas nécessairement de grosses sommes et ne vise pas non plus le haut de la hiérarchie. « Ce qui est très important, ce sont les mécanismes d’alerte interne » aux administrations, souligne Isabelle Jegouzo. Enfin, la directrice de l’AFA rapporte une forme de corrélation entre corruption et zones géographiques d’entrée de la drogue, notamment dans les zones insulaires ou portuaires.

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