Narcotrafic : « La corruption est un danger majeur de la grande criminalité organisée »

La commission d’enquête parlementaire du Sénat sur les trafics de drogue auditionnait ce jeudi 7 décembre plusieurs magistrats, membres de la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée. Ils ont notamment alerté les élus sur les capacités d’infiltration des grands réseaux criminels, parfois jusqu’au sein des cours d’assises.
Romain David

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« Est-ce que vous pouvez nous donner une lueur d’espoir, est-ce qu’un jour ou l’autre on pourra vaincre les narcotrafiquants ? » La question, en forme de supplique, est venue du sénateur LR du Gard Laurent Burgoa, resté pantois, comme nombre de ses collègues, après l’audition édifiante, ce jeudi 7 avril, des membres de la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco) par la commission d’enquête parlementaire du Sénat sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Durant sa longue prise de parole, Laure Beccuau, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Paris, est revenue en détail sur les méthodes et la force d’adaptation d’une criminalité de « haut vol », qui agit à l’international et « dispose d’une capacité opérationnelle capable de se déployer sur de nombreux niveaux », et contre laquelle les forces de l’ordre et la justice semblent souvent avoir un train de retard.

« Le caractère international des trafics constitue pour nous des entraves, il faut s’adapter aux différents systèmes juridiques, mais pour les délinquants cela peut constituer des leviers », a-t-elle expliqué. « Les hauts barons de la drogue sont aujourd’hui réfugiés dans un certain nombre de pays où les processus d’extradition sont interrompus ». À l’heure actuelle, la Junalco instruit 137 dossiers, dont 71 en criminalité organisée et 31 pour des trafics de stupéfiants, soit 44 % des affaires traitées.

« Menaces et corruption sont les deux faces d’une même pièce »

Un pan important de ce type de criminalité, sur lequel Laure Beccuau a voulu insister plus particulièrement devant les sénateurs, est celui de la corruption, qui permet aux réseaux de gangrener toutes les strates de la sphère privée et publique, parfois jusqu’à l’édifice judiciaire. « Les magistrats ne sont pas des incorruptibles absolus, pourquoi y échapperions-nous ? »

« Cette capacité de corruption est à prendre en compte, c’est un danger majeur de la grande criminalité organisée. On le voit dans les affaires : les dockers, les policiers, les douanes, les greffiers, les agents pénitentiaires… Menaces et corruption sont les deux faces d’une même pièce », poursuit Laure Beccuau.

Elle évoque également « les dirigeants des entreprises de transports », qui peuvent faciliter l’acheminement des produits, mais aussi les professions assermentées. « Les notaires pour qu’ils ne fassent pas de déclaration de soupçon à Tracfin (organisme de lutte contre le blanchiment d’argent, rattaché au ministère de l’Economie, ndlr), les banquiers, les avocats qui, faisant fi du secret professionnel, peuvent révéler ce qu’il y a au dossier », énumère la magistrate.

« Aujourd’hui, on a une grande question sur ce que l’on appelle ‘l’évasion judiciaire’. Cela consiste tout simplement, si l’on a réussi à corrompre un greffier d’une maison d’arrêt, à ne pas envoyer dans les délais impartis la demande de mise en liberté, ce qui entraîne une remise en liberté d’office par difficulté procédurale.

Une juridiction spécialisée

La capacité de corruption de la grande criminalité est notamment l’une des raisons pour laquelle Laure Beccuau appelle à la création d’une juridiction dédiée. « Je pense que votre commission d’enquête doit réfléchir à la création d’une cour d’assises spécialement composée. Elle existe déjà en matière de stupéfiants, ce sont des magistrats professionnels qui interviennent, mais elle n’existe pas en matière de règlements de compte, à moins d’une infraction spécifique. Vous allez donc avoir des jurés qui vont juger des règlements de compte à haut niveau », pointe-t-elle. « Or récemment, à Bobigny des jurés ont été approchés et menacés pour avoir une influence dans le délibéré. »

Un plan d’urgence pour monter en gamme ?

« Les structures sont très organisées, apprennent, savent s’adapter pour déjouer les méthodes d’enquête classiques et échapper aux forces de l’ordre », a pointé Sophie Aleksic, première vice-présidente chargée de l’instruction du tribunal judiciaire de Paris. De manière générale, les membres de la Junalco appelle à une montée en gamme des moyens mis à leur disposition, notamment sur le plan informatique, dans la mesure où les enquêtes reposent pour la plupart « sur un travail de téléphonie extrêmement important », qui passe par l’infiltration de messagerie cryptées.

« Nous accumulons depuis des années et des années des retards considérables, il n’est pas normal que des juges d’instruction soient confrontés à des capacités de traitement informatique extrêmement limitées », a déploré Stéphane Noël, le président du tribunal judiciaire de Paris.

« On a l’impression que la lutte contre le trafic de drogue se fait avec des guerriers valeureux… Mais pas nécessairement équipés pour pouvoir gagner », a réagi le sénateur LR des Hauts-de-Seine Roger Karoutchi. Face au manque de moyens, à la fois matériels, humains mais également juridiques, cet élu évoque la possibilité d’un « plan d’urgence massif » qui prenne également en compte l’adaptation de la législation et les questions des coopérations internationales.

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