Que montrent réellement les chaînes d’information à leurs téléspectateurs ? Entre le 1ᵉʳ et le 31 mars 2025, Reporters sans frontières (RSF) a mené une enquête inédite sur le respect des obligations de pluralisme par les chaînes d’information en continu. À l’aide d’un logiciel conçu pour l’occasion, l’ONG a réalisé plus d’un million de captures d’écran de BFMTV, LCI, franceinfo et CNews, à un rythme d’une image toutes les dix secondes. Près de 700 000 bandeaux ont ensuite été passés au crible pour identifier les sujets mis en avant et les personnalités citées.
Depuis une décision du Conseil d’État en 2024, ces chaînes doivent garantir une pluralité réelle des points de vue et une diversité d’intervenants. L’Arcom, régulateur de l’audiovisuel, est censée veiller au respect de ces règles. Pour RSF, cette analyse prouve qu’un contrôle systématique est non seulement possible, mais nécessaire. « Il s’agissait d’établir un état des lieux objectif, fondé sur des données massives », explique l’organisation. « Malgré cette concrétisation, il n’y a pas de contrôle ni de sanctions. Donc on a pris nos responsabilités. »
Le cas CNews : un déséquilibre organisé
L’étude montre que CNews, leader des chaînes d’information, adopte un traitement singulièrement contrasté selon les horaires. Entre minuit et 7 heures, 60,13 % des bandeaux consacrés à des personnalités de gauche y sont diffusés, contre seulement 1,62 % pour l’extrême droite et 4,87 % pour la droite. En journée, période de forte audience, les proportions s’inversent : l’extrême droite représente alors 40,57 % des bandeaux, la gauche 15,37 %, la droite 28,24 % et le groupe Ensemble 15,67 %.
RSF estime que ce « grand écart » constitue une stratégie de contournement du pluralisme, unique parmi les chaînes observées. « Il faut être insomniaque » pour voir la gauche à l’écran, résume Arnaud Froger, responsable du bureau d’investigation de l’ONG.
Pourtant, dans les déclarations transmises à l’Arcom, la chaîne ne se distingue pas particulièrement, aucune ne s’écarterait significativement des règles de répartition du temps de parole entre exécutif et forces politiques, selon leur poids électoral et leur contribution à la vie politique. Pour RSF, cette conformité apparente masque un « pluralisme en trompe-l’œil ».
« L’Arcom est aux abonnés absents »
CNews avait déjà été mise en demeure en 2021 pour manquement au pluralisme. RSF estime que la chaîne persiste. « Seule CNews s’éloigne de manière flagrante et systématique du cadre imposé depuis juillet 2024 », dénonce l’organisation. Thibaut Bruttin juge la situation d’autant plus préoccupante que l’Arcom ne réagit pas : « Malgré la délibération de juillet 2024, il n’y a pas de contrôle ni de sanctions. Donc on a pris nos responsabilités. »
RSF reproche également à l’autorité un manque d’impulsion. « L’Arcom est aux abonnés absents », regrette le directeur général. Il estime que l’ONG ne doit pas se substituer au régulateur. « Je ne souhaite pas que RSF devienne Anticor pour la corruption dans le cadre de la régulation. Le régulateur doit réguler. Notre travail est un encouragement pour eux, et peut-être un constat de leur défaillance. »
Une hiérarchie de l’information qui détonne
L’étude met également en évidence de fortes divergences éditoriales. En mars 2025, la guerre en Ukraine occupe une place prépondérante sur BFMTV, franceinfo et LCI, cette dernière y consacrant plus de 43 % de sa programmation d’information, soit l’équivalent d’une semaine d’antenne.
Sur CNews, le thème dominant est en revanche l’insécurité, avec plus d’une centaine de faits violents évoqués au cours du mois, deux fois plus que l’ensemble de ses concurrentes réunies. Selon RSF, cette concentration sur quelques sujets laisse dans l’ombre des pans entiers de l’actualité : santé, écologie, éducation ou pouvoir d’achat, pourtant cités parmi les préoccupations majeures des Français, représentent seulement 4 % du temps d’antenne total. Thibaut Bruttin pointe l’inefficacité des sanctions existantes : « La pédagogie passe par la répétition. Mais ces stratégies sont inopérantes.
Un danger pour le débat public ?
Pour RSF, les conséquences dépassent désormais le strict champ médiatique. CNews est la première chaîne d’info du pays et influence largement le débat. « Le succès de CNews s’explique par la tricherie répétée de l’éditeur », accuse Thibaut Bruttin. « C’est plus attrayant d’avoir accès à une chaîne où l’on matraque des demi-vérités. Les plus grosses grossièretés sont tolérées. La régulation ne doit pas être amoindrie par le succès rencontré. On parle de tricherie. »
Avec cette étude, RSF réclame un sursaut institutionnel. Elle intervient au moment où CNews lance son offre numérique CNews prime et où une commission d’enquête parlementaire s’ouvre sur la neutralité de l’audiovisuel public. « Le pluralisme est un enjeu démocratique fondamental. On est à la veille d’échéances électorales. Il faut réaffirmer les principes », insiste le directeur général.
RSF se dit prête à étendre cette méthode à d’autres médias si nécessaire. « Pas tellement envie de faire ça. Mais s’il faut le faire, on le fera. Le pluralisme est important pour notre démocratie », conclut Thibaut Bruttin.
Contactée par nos confrères de l’AFP, la chaîne CNews n’a pas souhaité réagir.